#LeTempsAVélo

Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations. Suivez leur odyssée grâce à notre carte interactive et retrouvez leurs articles écrits au fil du chemin.

Mercredi 8 septembre

Aline Bassin, Boudry, 11h

Ode à l’année 1998

Avant de finaliser mes écrits, je vais enfin me pencher sur une question qui m’obsède depuis trois jours: de quoi parlait-on il y a 23 ans, lorsque Le Temps fut porté sur les fonts baptismaux? Alors que 2001 et son funeste 11 septembre monopolisent l’attention, 1998 a complètement disparu des radars. Enterrée sans ménagements, vite oubliée, évaporée avec le XXe siècle.

Bien sûr, il y a eu des naissances, des mariages et des départs, mais aucun drame humain ou événement sensationnel qui marquera l’histoire. De quoi me rappeler qu’on vivait plutôt bien à cette époque. Bien sûr, les Trente Glorieuses économiques et leur espoir de croissance infinie avaient vécu. Mais l’Occident croyait encore fermement à la propagation universelle de son modèle de démocratie libérale qui avait eu raison du communisme mitonné à la sauce soviétique.

Au fil des kilomètres, mes neurones se réveillent, inspirés par mes coups de pédales: l’affaire Festina. Une équipe de cyclistes qui, en plein Tour de France, est surprise en flagrant délit de dopage généralisé. Voilà une actualité qui sortira l’été 1998 de sa torpeur. Nous carburons à l’électricité, eux avaient un fort penchant pour l’EPO, une hormone naturelle qui booste la performance.

Curieusement, aucune mention du scandale ne figure sur la page que Wikipedia consacre à cette année-là. L’encyclopédie en ligne préfère se souvenir que le film Titanic envahissait les écrans, que le chanteur Nino Ferrer et le géologue Haroun Tazieff s’en allaient et que le social-démocrate Gerhard Schröder devenait chancelier allemand. Le site bouderait-il l’actualité sportive? Pas du tout. Il a juste préféré se rappeler que 1998, c’est surtout l’année où la France est devenue championne du monde de football pour la première fois de l’histoire. Sacrés Gaulois!


■ Madeleine von Holzen, Cortaillod, 8h

S’incliner devant la montagne de Boudry

Erreur fatale et oubli mortel: nous n’avons pas relevé les compteurs avant de démarrer. Constat frustré au soir du 2e jour, alors que les mollets (restons polies) se font sentir. Aline et les siens nous accueillent sous leur toit, un immense merci encore à eux. Romain nous offre un château de cartes plus grand que celui de Colombier alors qu’Eloïse file sur le trampoline.

A l’heure de la salade, nous parlons de… prévoyance. Si, si. L’occasion de dire à Nora, elle qui n’a que 26 ans et ne semble pas du tout en souci pour sa retraite, d’y penser, justement. Haha. Tous les experts le disent, personne ne le fait. Et les femmes en paient les frais. Ou alors, ne jamais réduire son temps de travail. Autre conseil d’anciennes, le choc générationnel opère.

Une nuit et le tour s’arrête devant la montagne de Boudry. Pédaler jusqu’à Neuchâtel, expédier le vélo à Bienne pour ma collègue qui reprend lundi. Constater que le service des CFF est facile à utiliser et le monsieur du guichet absolument charmant, même si le débat sur la place pour les vélos dans les trains fait rage. Ou peut-être faut-il dire «est chaud»? A voir, à lire, à entendre. Bonne route, chères et chers collègues.


Mardi 7 septembre

■ Madeleine von Holzen, Yverdon-les-Bains, 13h

Ceci n’est pas une paille

A la table d’à côté, on parle fermentation. «J’ai tenté plein de choses, de l’aloe vera, avec un peu de jus de betterave pour la couleur» raconte le probable brasseur. «Plus c’est frais meilleur c’est.» En effet. Et voici mon sirop Fleurs des Alpes, accompagné de sa jolie paille en cellulose biodégradable. Commentaire de celle qui me l’a apportée: «Oui, c’est plus cher, mais il y a trop de plastique dans le monde.»

Une démarche volontariste de cette sandwicherie yverdonnoise que les députés vaudois pourraient saluer, eux qui souhaitent depuis mars 2021 que l’administration cantonale bannisse le plastique à usage unique. A Neuchâtel, l’interdiction est déjà en vigueur depuis février 2020. A Genève aussi, depuis janvier de la même année. Le reste de la Suisse? Nous sommes plutôt à la traîne en comparaison européenne

Le brasseur s’enflamme. «C’est bon pour les articulations et la peau de mes mains ne craquelle plus.» Ce n’est peut-être pas de la bière, dans le fond. A boire avec ou sans paille, telle est la question.


■ Aline Bassin, Rances, 15h30

«Petite épicerie, ouvre-toi!»

Après avoir absorbé beaucoup de magasins à bas prix pour les besoins de mon article, j’éprouve le besoin de changer d’atmosphère et me laisse tenter par un concept diamétralement opposé, originaire de la région: la Petite Epicerie. Né en 2019 à Bavois, le modèle a beaucoup fait parler de lui parce qu’il mêle savamment technologie et proximité. Le principe: vous prenez un petit local ou un container, vous le bardez de code-barres et d’algorithmes et vous proposez à des producteurs et des fournisseurs locaux de l’approvisionner. Visiblement, l’idée a fait mouche puisque pendant la pandémie, cinq nouvelles enseignes ont vu le jour.

J’opte pour la quatrième – la plus proche – à Rances, un petit village niché au pied du Jura, à 11 kilomètres d’Yverdon. Comme dans le Gros-de-Vaud, me voici propulsée dans un havre de paix et de quiétude que la modernité ne semble pas avoir atteint. A la notable exception, donc, de ma petite échoppe qui, obstinément, se refuse tout d’abord à moi. J’ai pourtant chargé l’application, me suis pliée à toutes leurs exigences numériques, mais rien n’y fait! Après dix minutes de recherches, j’ai résolu le casse-tête: accepter que l’app me géolocalise quand elle est activée. Je pénètre enfin, victorieuse, dans une petite pièce attenante d’une ferme du centre de la localité.

Des confitures de «raisinets» (traduction pour les non-initiés: des groseilles) côtoient des œufs de caille, des pastilles de lave-vaisselle artisanales, mais aussi les chips d’une grande marque suisse bien connue ou le riz d’un célèbre oncle américain. Pour la douloureuse, il faut bien avouer – et c’est certainement assez logique – qu’on ne joue pas dans la même catégorie que les casseurs de prix venus du nord. Du coup, je repars bredouille, un peu sur ma faim. Ces «dépanneurs» d’un genre nouveau sont certainement très pratiques dans des régions boudées par les gros détaillants, mais ne valent pas un détour de 22 kilomètres. Même à vélo électrique.


■ Nora Foti, Yverdon-les-Bains, 11h

La pause bubble tea

Yverdon s’est mise au bubble tea. Pour mon plus grand bonheur. Quelques boules de tapioca, un peu de lait, le tout sur une base de thé. Voici la formule magique. Ou en tout cas, la mienne. Car la boisson est modulable à souhait. Au menu, différentes perles fruitées goût litchi, fraise, ou encore mangue. De multiples sirops aromatisés, caramels, avec ou sans lait. La constante: le thé. Mais là aussi, les clients peuvent demander à le retirer. «Nous en proposons depuis 1 an et demi, et cela marche plutôt bien», m’explique le vendeur, malgré un magasin assez vide. Il se remplira peut-être davantage cet après-midi, créneau préféré des buveurs de bulles

Bien qu’originaire de Taïwan, le breuvage est également prisé par les pays voisins. Il m’a d’ailleurs séduite pour la première fois lors d’un séjour à Séoul. Dans la métropole coréenne, des cafés spécialisés en «boba tea» étaient présents à chaque coin de rue. Reconnaissables par de gigantesques effigies de la boisson sur les vitrines, ainsi qu’aux longues files s’étalant aux devants des entrées (ah, l’insouciance pré-pandémie). Parmi les enseignes les plus populaires, la taïwanaise «Tiger Sugar», devant laquelle la foule ne désemplissait jamais. Un véritable phénomène.

Bien que la Suisse soit encore loin du marketing impressionnant de nos confrères coréens, il devient de plus en plus courant de voir éclore des enseignes de la sorte dans les villes helvétiques. Et là, choc générationnel. Les plus vieux ont tendance à dévisager la boisson avec suspicion et ne pas comprendre le concept. Les plus jeunes, à l’adorer. Un seul conseil pour les novices: choisissez des lieux bien notés, car tous n’ont pas le savoir-faire taïwanais.


■ Aline Bassin, Treycovagnes, 9h30

Pensées éoliennes

A Yverdon-les-Bains, il y a évidemment les célèbres thermes, largement antérieurs à l’année 1998. Peut-être est-ce pour affronter les vents qui, à la faveur d’un dégagement total sur le lac de Neuchâtel, s’abattent régulièrement sur la ville et ses environs, que les Romains les ont tant appréciés? Car la cité n’usurperait pas le titre de capitale nationale de la bise. Non, pas celle que nous n’avons plus (trop) le droit de nous faire depuis 18 mois; celle qui souffle, décorne les bœufs et soumet les mollets des cyclistes à rude épreuve.

En traversant le petit village de Treycovagnes, après une nuit plutôt réparatrice à Mathod, je me félicite d’avoir une assistance électrique pour faire face au vent et avaler la poignée de kilomètres qu’il me reste à parcourir. J’ai rendez-vous au parc technologique Y-Parc à 9h30 et, comme le lapin d’Alice au pays des merveilles, je suis en retard. Très en retard…


Lundi 6 septembre

■ Madeleine von Holzen, Yverdon-les-Bains, 21h

A la recherche du courant

Autant l’écrire avant que d’autres ne le vivent. D’une platitude absolue, néanmoins: nous sommes totalement dépendants de l’électricité. Et où trouve-t-on des bornes pour recharger la batterie de son bolide? Sans jus, l’animal devient poids lourd, un objet ingouvernable. La menace est constante, sous forme de petites barres qui disparaissent, et se fait urgente lorsque le pilote ne connaît ni la topographie des lieux (que le canton de Vaud est vallonné!) ni les distances à parcourir.

Et où trouve-t-on une prise pour recharger un simple smartphone? Les gares ne sont pas des aéroports, point de «coin business» pour journaliste en manque de courant, même pas une prise au ras du sol, cachée sous un banc, que l’on pourrait utiliser de temps de s’y retrouver. Noter l’adresse sur un bête morceau de papier, chercher une carte de la ville, poser des questions. Basique. Le bistrot offre l’immense avantage d’une prise électrique en terrasse, en plus des pizzas sans gluten et des pâtes aux vongoles. Recharger le tout, humain et électronique.

Nous roulerons à travers champs pour atteindre Mathod. Magique sentiment de liberté dans une nuit plus noire que celles de Genève. «On n’est pas New York» déclare la propriétaire de l’hôtel à notre arrivée à Mathod. C’est vrai. Laisser les vélos dehors – cadenassés bien sûr, sans batterie bien sûr, tout ira bien. Ce n’est pas New York mais le trafic est intense à 6 heures du matin. Mais où vont tous ces véhicules? La frontière est proche, le raccourci passe par ici.


■ Nora Foti, Lausanne, 18h

La journée marathon

Il est déjà 18h! C’est en cette fin de journée ensoleillée que je trouve le temps, enfin, de contempler vraiment le paysage et de remplir le carnet de bord… dans le train (ouh, la triche). Mais à ma décharge, la journée n’a pas été de tout repos. D’abord, il a fallu comprendre comment fonctionnait le vélo électrique. Ensuite, faire le tri entre des chemins parsemés de cailloux et des routes trop fréquentées par les quatre roues.

Résultat des courses (ou de «la» course, pour le coup): une heure et demie de retard sur mon planning. Et le compte à rebours est lancé; c’est moi qui produis le premier reportage de l’étape. Mon sujet? La ligne de métro M2, actrice du bouleversement de Lausanne ces dernières années. Ces trois jours seront ponctués de défis. Benjamine de l’équipe, j’ai grandi avec les mutations du monde, sans forcément en prendre conscience.


■ Aline Bassin, à travers le Gros-de-Vaud, 13h30

Là où le temps semble être suspendu

Nora s’attarde à Lausanne et Madeleine file sur Yverdon. Après une petite étape chez Aldi à Morges pour un article à venir, mon «Stromer» décide de bouder Cossonay et part sur Echallens. Peu à peu, les faubourgs très commerciaux de l’agglomération lémanique cèdent la place aux grands champs cultivés. Ceux-là mêmes qui valent au Gros-de-Vaud le surnom de «grenier à blé» de la Suisse romande.

Déveine. La Maison du blé et du pain qui devrait m’en apprendre plus sur le sujet se refuse à moi. C’est lundi, jour de repos en Suisse pour l’élévation culturelle. Déçu, mon esprit vagabonde dans les ruelles d’Echallens. Un regard distrait pourrait facilement croire que le XXe siècle n’a pas encore vécu, si ce n’est l’inévitable kebab qui campe au milieu de la Grand-rue de la commune.

Ce ne sera pas pour moi. J’enfourche mon bolide et mets le cap sur Essertines-sur-Yverdon où m’attend le resto «La Balance», sa délicieuse salade de chèvre chaud au miel et au sésame et le détestable marteau-piqueur qui s’entête à troubler la quiétude de l’endroit. Fataliste, Antonio, le maître des lieux, hausse les épaules: «C’est juste pour aujourd’hui. Que voulez-vous? On n’y peut rien». Il faut dire qu’après deux confinements et demi, l’homme en a vu d’autres. Inquiet pour la suite? «D’un naturel optimiste, je regarde devant.»

Et si «devant» passe par le certificat covid obligatoire dans les établissements publics, il s’adaptera. «Mais qu’on nous organise les contrôles», s’exclame le cuisinier. Lui a bien mieux à faire. Dans quelques jours, sa carte se mettra à l’heure de l’automne avec les chanterelles, puis, en octobre, ce sera l’arrivée de la chasse. Les papilles gustatives en émoi, je reprends la route. Direction Yverdon-les-Bains où un apéro insolite nous est promis.


■ Madeleine von Holzen, Morges, 9h

Commencer par récupérer les vélos de nos collègues. Apercevoir les fleurs posées sur le quai 4 de la gare de Morges, sortir, passer devant ledit «Ilot Sud», nouveau «havre de paix urbain» à peine terminé, et penser à l’homme mort il y a quelques jours à 300 mètres de là. Avancer dans la ville et songer à l’enquête, confiée au Détachement d’investigations spéciales policières, qui débute.

Nous cherchons les traces des 23 dernières années dans une ville qui en a 5000. Vue du camping, la surface du lac est brillante et plate, confusion presque totale entre ciel et Léman. Sous l’eau, des palafittes datés âge du bronze racontent un peu de cette histoire néolithique. Le constat de visu sera pour une autre fois!

Ce qui a changé en deux décennies? La croissance démographique, l’extension, l’expansion. Chantiers, nouveaux bâtiments, projets, l’autoroute dont on aimerait qu’elle contourne la ville, depuis des années. En roulant pour sortir de Morges, le cycliste observe l’évidence: la ville est collée à Lausanne. Elle a grandi, déborde. Préverenge, Saint-Sulpice, c’est déjà le campus universitaire.

Prendre la route direction Crissier, comme un automobiliste, et se sentir tel un misérable insecte à côté des camions remorques. L’activité est intense. Sortir, s’éloigner de l’agglomération, respirer. Bientôt le pays de Vaud, l’autre.