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L’heure de juger la plus grave attaque djihadiste de Suisse

Accusé d’avoir tué au hasard le client d’un kebab de Morges afin de venger l’Etat islamique, un Vaudois de 29 ans comparaîtra dès lundi devant le Tribunal pénal fédéral. Chronique d’une radicalisation annoncée

Le prévenu a aussi partagé la propagande de l'Etat islamique. Ici, des combattants photographiés à Raqqa, proclamée capitale de Daech en 2014. — © UNCREDITED / KEYSTONE
Le prévenu a aussi partagé la propagande de l'Etat islamique. Ici, des combattants photographiés à Raqqa, proclamée capitale de Daech en 2014. — © UNCREDITED / KEYSTONE

Il va entrer dans les annales de l’histoire judiciaire helvétique. Omer, jeune homme frêle de 29 ans, est le tout premier prévenu (et pour le moment le seul) accusé d’avoir tué au nom de Dieu et afin de venger l’Etat islamique. Cet enfant de Prilly, double national turco-suisse, comparaîtra dès le 12 décembre devant les juges du Tribunal pénal fédéral pour toute une série d’infractions teintées de djihadisme. Le reproche le plus grave étant évidemment l’assassinat d’un client attablé dans un kebab de Morges, mortellement touché à l’aorte et au foie par la longue lame d’un couteau de cuisine. Trois jours d’audience sont prévus pour tenter de cerner les ressorts susceptibles de pousser à un acte aussi extrême.

Jusqu’à aujourd’hui, la Suisse a été épargnée par des attentats de grande envergure, mais pas par les attaques d’individus isolés. Deux mois après le crime de Morges, une jeune femme a ainsi tenté d’égorger la cliente d’un grand magasin de Lugano et en a blessé une autre. Jugée fin août, elle a écopé en première instance d’une peine de 9 ans, suspendue au profit d’une mesure thérapeutique en milieu fermé en raison de ses troubles mentaux.

Une histoire en huit chapitres

A l’instar de cette adepte de Daech, Omer, défendu par Me Nadia Calabria, ne conteste pas grand-chose des faits, ni de ses motivations djihadistes. Pour lui – sauf surprise de dernière minute –, l’enjeu principal du procès devrait donc s’articuler autour de sa responsabilité pénale et de la sanction qui sera choisie pour contenir un risque de récidive qualifié de moyen à élevé par les experts psychiatres. Ceux-ci doivent venir à la barre mardi matin, après l’audition des parties plaignantes.

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Les parents et le frère de la victime, un ressortissant portugais de 29 ans prénommé Joao, sont attendus aux débats. Sa compagne, qui se trouvait assise à la même table au moment de l’attaque, est retournée vivre dans son pays et ne fera pas le déplacement à Bellinzone. Elle sera représentée au procès par Me Fabien Mingard. Contactées, les parties ne souhaitent pas s’exprimer avant l’audience.

La première journée, dédiée à l’interrogatoire d’Omer, s’annonce laborieuse. L’acte d’accusation du procureur Yves Nicolet se décline en huit chapitres et les faits reprochés sont exposés, «à titre exceptionnel» précise-t-il, de manière chronologique. Histoire de mieux comprendre la dynamique ayant entouré la radicalisation du prévenu.

Un piètre incendiaire

Ce récit commence en 2017, soit trois ans avant le crime de Morges, par des discussions où le jeune homme aurait tenté d’embrigader des amis en faisant l’apologie de l’EI. Il aurait aussi partagé de la propagande sous forme de quantité d’images, de fichiers audio ou vidéo, montrant parfois des scènes insoutenables. C’est à cette époque que l’intéressé tombe sous le radar du Service de renseignement de la Confédération (SRC).

En 2019, une étape supplémentaire est franchie avec un projet de rejoindre les rangs de l’organisation terroriste en Syrie. Ses recherches d’un itinéraire le mènent de Prilly à la ville turque de Cizre, mais son périple en train s’arrête à Milan, d’où il rebrousse chemin pour rentrer chez lui et continuer à télécharger des images ultra-violentes. Quelques jours après ce départ avorté, soit le 13 avril 2019, Omer se serait mis en tête de faire exploser une station-service pour démontrer son engagement.

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Pour ce faire, il s’empare d’un chiffon et d’un produit inflammable avant de se rendre près des distributeurs d’essence situés non loin de son domicile. Pendant une heure, il essaie de provoquer un incendie, sans succès. Tout se consume rapidement et s’éteint en quelques secondes. Il essaie encore avec du papier, mais le foyer, trop petit pour être dangereux, est écrasé du pied par un policier arrivé sur place. Cette tentative maladroite le conduit sous les verrous et son profil de radicalisé fait rapidement passer le dossier dans les mains du Ministère public de la Confédération, seul compétent en matière de terrorisme.

L’attaque ruminée de Morges

Quinze mois plus tard, la durée de la détention provisoire commence à poser un problème de proportionnalité. Confortée par un avis psychiatrique, la procureure, qui s’occupait de ce dossier avant de rejoindre le SRC, demande au Tribunal des mesures de contrainte du canton de Berne de remettre Omer en liberté. Ce qui est fait le 13 juillet 2020, moyennant 16 mesures de substitution. Résider dans une chambre mise à sa disposition par un centre social, respecter un couvre-feu, déposer ses papiers, suivre une formation, se soumettre à un accompagnement ainsi qu’à un suivi idéologique par des experts de la radicalisation, se présenter chaque semaine au poste de police, ne pas toucher aux armes, accepter perquisitions et surveillance, etc.

Cette longue liste de précautions ne suffira visiblement pas à détecter une brutale dégradation de la situation. Tout juste deux mois après sa sortie, soit le 13 septembre 2020, Omer est de retour derrière les barreaux pour avoir, la veille au soir, poignardé au hasard et par-derrière le malheureux José, qui succombe sur place. L’acte d’accusation dit que l’attaque est ruminée durant plusieurs heures. Omer achète le couteau, repère le kebab, passe à 11 reprises devant la terrasse et effectue encore une prière dans la cour d’une habitation avant de se ruer sur sa victime en criant «Allah akbar» et de prendre la fuite.

Ce n’est pas fini. Le prévenu est encore poursuivi pour avoir agressé un gardien de la prison de Thoune en tentant de lui planter un stylo dans le cou et pour avoir mis son poing dans la figure d’un agent de la police fédérale qui l’escortait. Le premier a déposé plainte et s’est constitué partie plaignante. Le second y a renoncé et tient à conserver son anonymat dans la procédure. Il sera «Mitarbeiter A».

Tensions politico-institutionnelles

Cette affaire – notamment la remise en liberté d’un radicalisé qui s’est avéré beaucoup plus dangereux que prévu – a beaucoup agité le monde politique et créé des tensions entre le parquet fédéral et les autorités vaudoises, chacun se renvoyant la balle de ce désastre. Sur le plan institutionnel, un rapport de l’Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération est encore attendu. Celle-ci a ouvert une inspection plus générale concernant la collaboration entre autorités de poursuite dans le domaine d’infractions de terrorisme.

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Sous la coupole fédérale, cet homicide a directement inspiré à l’UDC une interpellation ainsi qu’une initiative parlementaire visant à ressusciter l’idée du «placement sécurisé» des personnes suspectées – mais pas assez pour justifier une enquête pénale – de représenter un danger pour l’Etat. Un outil de contrainte pourtant écarté de la récente loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) car jugé inutile et fort peu compatible avec le respect des droits humains. Cette proposition a été acceptée, le 11 octobre dernier, par une majorité de la Commission de la politique de sécurité du National. Selon son rapport, «une telle mesure aurait par exemple permis d’empêcher l’attaque terroriste qui a eu lieu le 12 septembre 2020 à Morges».

Absurde, rétorque Kastriot Lubishtani, chercheur en matière de répression du terrorisme à l’Université de Lausanne, qui dénonce l’instrumentalisation de ce cas. «Il ne sert à rien de vouloir donner plus de moyens à l’autorité alors que celle-ci n’utilise pas ceux qu’elle a déjà à disposition.» Dans cette affaire, le prévenu faisait l’objet d’une procédure pénale et pouvait donc très bien être maintenu ou ramené en prison par le juge.

Ces interrogations et polémiques vont forcément planer sur ce dossier, même si elles ne devraient pas trop s’immiscer dans le prétoire à l’heure de juger le crime.