A Vevey, la cocaïne s’est infiltrée dans toutes les couches sociales
Vaud
Les travailleurs sociaux de la Fondation Aacts, à Vevey, sont aux premières loges pour observer l’essor de nouvelles catégories de consommateurs de drogue sur la Riviera

Les journées de Jakob*, 40 ans, se suivent et se ressemblent. Du matin au soir, il poursuit un seul objectif: se procurer de la cocaïne à moindre prix. Il l’achète sous forme de poudre, puis il la transforme en «cailloux» qu’il fume: le crack. Soit la forme la plus addictive de consommation.
Au cours d’une journée, il dit absorber jusqu’à 6 g de poudre blanche. «Je n’ai plus que cela dans ma vie. J’ai tout perdu: ma famille, mes amis», dit-il en plissant ses yeux bleu délavé, avec un léger chuintement dans la voix, effet collatéral d’une consommation compulsive: son addiction lui a aussi coûté ses dents, rongées par l’acide.
Pour chasser la solitude, Jakob se rend chaque matin à Vevey, au centre d’accueil à bas seuil de la Fondation Aacts (Addiction, action communautaire et travail social). Dans ce lieu, à deux pas de la populaire place Robin, ses jeux pour enfants, son terrain de foot et ses marronniers, les personnes dépendantes, démunies ou sans abri trouvent un repas chaud pour 3 francs, une douche gratuite et de quoi laver leur linge. Le personnel y offre aussi un soutien administratif et distribue du matériel de consommation stérile.
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Le marché de la rue aux plus démunis
Pour Vincent Masciulli, directeur de la fondation, la plus grande visibilité du deal de rue reflète aussi une forme de démocratisation de la consommation de drogue: «Les substances évoluent avec une société toujours plus orientée vers l’efficience et les sensations fortes. On n’est plus dans la dichotomie entre le cadre bancaire d’un côté et, de l’autre, les toxicomanes à la rue. Entre ces deux profils, il existe une palette de consommateurs très diverse, de la mère au foyer en burn-out parental au serveur qui veut oublier son mal de dos.»
Parmi les quelque 800 personnes qui fréquentent les lieux chaque année, le travailleur social a vu l’arrivée de nouvelles catégories de consommateurs. Intégrés, ils ont souvent un job, un toit et une famille, mais consomment parfois tout autant de stupéfiants que des personnes en rupture sociale. «Ce sont souvent des personnes qui travaillent dans des secteurs particulièrement pénibles physiquement», observe le professionnel.
Les usagers récréatifs réguliers, eux, se tournent vers d’autres marchés, où l’offre disponible ne se limite pas au cannabis et à la cocaïne, mais comprend aussi: kétamine, LSD, amphétamines, ou de nouvelles substances expérimentales. «On a vu se développer sur la Riviera un milieu des fêtes privées, au cours des dernières années. Mais chez eux, les dealers, ce sont les sociétés de livraison privées: ils commandent en général sur internet, ou auprès de contacts considérés comme plus fiables que ceux de la rue, où la qualité des stupéfiants est la plus faible», décrit Vincent Masciulli.
Les usagers qui s’orientent vers la rue sont en général, soit des consommateurs occasionnels et spontanés, qui achètent une boulette de cocaïne sur un coup de tête, le week-end, soit ceux qui manquent des connexions nécessaires pour s’approvisionner via des réseaux plus discrets ou les plus pauvres.
«Un soir, j’ai cédé»
Comme Jakob. Une minorité de gros consommateurs tels que lui contribue à alimenter le trafic chaque jour de la semaine. «Ici, c’est plus facile que d’acheter une pizza. Plus rapide en tout cas», dit-il. Dans «la vie d’avant», comme il l’appelle, il a été palefrenier, maçon, fromager ou encore cariste. «J’adorais apprendre un nouveau métier. J’avais des ambitions, je voulais montrer ce que je savais faire. Il me fallait quelques jours pour me faire engager. J’ai gagné jusqu’à 6800 francs net par mois.»
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Jusqu’à ce que l’entreprise où il travaille le licencie avec 25 autres personnes. Le voilà sans emploi, avec un crédit ouvert, une voiture et une moto en leasing. «Je me suis retrouvé très vite en poursuite. Puis ma femme a demandé le divorce. C’était le truc de trop. Dans mon entourage, on me proposait souvent de la cocaïne. Je disais toujours non. Un soir, j’ai cédé. J’avais 32 ans et je n’avais jamais touché à aucune substance.»
Il sombre dans une dépression et entame un suivi thérapeutique. On le diagnostique schizophrène. Il se retrouve à l’AI. Comment fait-il pour payer de telles quantités de stupéfiants avec un revenu minimal? Il reste évasif. «La débrouille, dit-il. C’est devenu ma première occupation.»
* Prénom d’emprunt