#LETEMPSàVÉLO
En vingt ans, la cité ouvrière anciennement sinistrée est devenue hautement désirée. Sans s’épargner un corollaire inévitable: la gentrification

#LeTempsAVélo
Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations. Suivez leur odyssée grâce à notre carte interactive et retrouvez leurs articles écrits au fil du chemin.
Vevey. Contempler les peupliers qui bordent la place du marché, boire un verre à la Guinguette, manger une cervelle au 10 août, longer les halles des ateliers mécaniques (ACMV), danser au Toit du monde ou aux Temps modernes… C’est fini. Ces lieux n’existent plus que dans la mémoire des vieux jeunes comme moi et de leurs aînés. Rien de plus qu’un souvenir.
Les arbres ont été rasés, la Guinguette et les ACMV ont fait place à des quartiers d’habitation et, de centre alternatif, le Toit du monde est devenu un centre commercial. Quant au 10 août, c’est désormais un Starbucks. En vingt ans, la démographie s’est envolée avec le niveau de vie et de nombreux cols-bleus ont déteint vers le blanc. La ville a changé. Ma ville. L’occasion pour le local de l’étape du «Temps à vélo» de revenir sur cette mutation.
«Redonner vie aux friches»
Face à la Veveyse, un rempart d’immeubles aux balcons bleutés sent le neuf. Oubliée l’industrie lourde des ateliers mécaniques, le «crash» de 1992, l’effondrement des recettes fiscales, la montée du taux de chômage à 13% – record national à l’époque. Les halles ont fait place à une centaine d’appartements, un bureau d’ingénieur, un bureau d’audit, un dentiste, un studio de pole dance. Vevey a repris du poil de la bête, même si pour certains l’animal est devenu trop pomponné.
«Quand la bulle immobilière du début des années 1990 a explosé, Vevey a perdu environ 10% de ses places de travail, conte Laurent Ballif, syndic entre 2006 et 2016. Le coup a été rude. Face au marasme, la ville aurait pu se recroqueviller en attendant que quelque chose se passe. Ou innover.» La municipalité choisit la deuxième solution et, entre 1995 et 2000, elle conclut ce que Laurent Ballif appelle des «contrats de confiance» avec les milieux alternatifs «pour redonner vie aux friches mortifères». L’idée fait grincer quelques dents mais s’impose. Et lance une nouvelle dynamique.
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Le miracle générationnel
Coup de chance, un autre événement intervient en 1999, le plus veveysan d’entre tous: la Fête des Vignerons. «On savait qu’elle aurait lieu quoi qu’il arrive, car son financement ne dépendait pas de la ville. Ça a donné un horizon aux habitants. Et de quoi voir la ville en positif.» La Confrérie va de l’avant, un metteur en scène est choisi, la proclamation officielle du spectacle a lieu, le croquis de la future arène prend forme. La culture traditionnelle déploie ses ailes aux côtés de l’alternative et – miracle – une partie de la sinistrose s’estompe.
En parallèle, la ville développe une stratégie de marketing urbain. En 1998, les armoiries jaunes et bleues font place à… un logo. Carré bleu décomposant Vevey en deux syllabes, souligné d’un slogan accrocheur: «Ville d’images». Connue dès le début du XVIIIe siècle pour ses impressions d’almanachs et estampes vantant la beauté de la région avant de faire tourner ses presses pour les catalogues Nestlé, la petite cité revient à ses classiques. D’autant qu’elle dispose d’une école de photo réputée, d’un festival du film de comédie et, surtout, d’un cadre exceptionnel.
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La fin des bières bon marché
«Pour valoriser la ville, nous avons subventionné tout ce qui mettait en valeur le patrimoine bâti», dit Laurent Ballif. Cependant la sauce peine à prendre. «Je me souviens d’un graffiti sur une pancarte «Vevey ville d’images» qui disait «comme toutes les autres», raconte Stefano Stoll, directeur du Festival Images Vevey, créé dans les années 1990. Ça m’avait marqué. Après plusieurs éditions, même les Veveysans ne s’étaient pas approprié le label. Il fallait agir pour amener un concept fédérateur et identitaire.»
L’idée vient aux créatifs de sortir les photos des salles d’expositions pour en recouvrir les bâtiments. Et le succès est au rendez-vous. A tel point que vingt ans plus tard, le serpent culturel se mord la queue. «Durant le festival, les gens découvrent de lieux insolites, dit Stefano Stoll. Et souvent lors de l’édition suivante, les locaux ont été achetés. Comme si la biennale participait au développement de la ville malgré elle. Si des Veveysans nous lisent, nous sommes presque à sec pour exposer en intérieur!»
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Sous l’effet conjugué d’une revalorisation de la ville, d’une reprise économique et de l’intérêt des Lausannois pour cet îlot calme situé entre la capitale vaudoise et les montagnes, l’ère des bières bon marché a pris fin. Du moins en partie. Depuis les années 2000, les centres alternatifs s’effacent, au profit de locatifs et autres centres commerciaux. Une gentrification accélérée est-elle en marche?
«La ville possède une centaine d’immeubles à loyer modéré, 1000 places en garderie et offre un filet social important, tempère Laurent Ballif. La mixité y est toujours d’actualité.» Toutefois la plupart des punks sont bel et bien partis et la gentrification est indéniable, considère Stefano Stoll: «C’est désormais le plus grand défi qui menace notre biennale, qui a jusqu’ici tiré profit des espaces disponibles en ville.»
Sous les cols-blancs…
Boboïsée ou non, les deux hommes l’assurent cependant: «La ville a gardé son esprit underground». Car, disent-ils, «les Veveysans sont curieux et créatifs de nature.» Ce n’est pas Yvan Luccarini qui les contredira, nouveau syndic décroissant anciennement joueur de billard, imprimeur, facteur et vendeur en épicerie. L’anticonformisme a de l’avenir. Même si la menace vient parfois de l’intérieur.
«Les gentrifieurs sont souvent des locaux recherchant un lieu de vie économe proche de ce qu’ils connaissaient déjà, notamment en tant qu’étudiants, tout en s’enrichissant progressivement», écrit le professeur britannique Tim Butler, spécialiste du phénomène. Sous les nouveaux cols-blancs, il y a sans doute quelques tatouages.
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