La nouvelle ne laisse pas les Lausannois indifférents: le Buffet de la gare, institution née en 1916 dans la capitale vaudoise, fermée l’an dernier, sera remplacé par ce que l’on peut considérer comme son antithèse: le Tibits. Une chaîne de restaurants végétariens, quintessence de la «boboïtude» zurichoise, moderne et sain. Ses enseignes ont déjà fleuri dans plusieurs villes alémaniques. La tendance séduira-t-elle Lausanne? 

«Imposer une philosophie»

L’arrivée de Tibits en Suisse romande flottait déjà dans l’air depuis plusieurs années. Mais ses propriétaires ont pris leur temps pour tâter le terrain. Car la vague végétarienne n’a pas encore submergé Lausanne. Elle suscite même un certain scepticisme. Il n’y a qu’à lire les commentaires qui déferlent sur Facebook pour s’en convaincre. Sur le profil du journaliste de la «Liberté» Jérôme Cachin, certains commentateurs lausannois annoncent déjà l’avènement d’une «dictature» végétarienne qui viendrait «imposer sa philosophie». «C’est une honte pour les CFF», s'insurge le député au Grand conseil vaudois Michel Miéville. «Tout fout le camp», assène son collègue de parti, le député vaudois au Conseil national Michaël Buffat. L’arrivée d’un Subway, chaîne de restauration rapide américaine, dans la même gare, n’avait, semble-t-il, pas suscité le même émoi…

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Mais c’est surtout l’idée de perdre ce «Buffet», ce café intemporel où l’on «pedze», qui taraude les Lausannois. Steve Ruscio, de CFF immobilier, l’avait dit en décembre 2015, rappelle Jérôme Cachin: «L’établissement restera un buffet de gare avec ses traditions gastronomiques.» Un commentateur fribourgeois résume le mieux le nœud du problème: «Je trouve très dommage que l’entrée ferroviaire du chef-lieu vaudois soit une antenne d’une chaîne de restaurants végétariens zurichois, dit-il. Je trouverais opportun que le passager CFF retrouve les magnifiques spécialités de la gastronomie du Pays de Vaud!»

La perte d’une institution

Alors, on larmoie: «Moi je demanderai quand même une saucisse aux choux… C’est végétarien les choux, non?» On s’emporte: «J’espère que les fantômes de Guisan et de Delamuraz viendront hanter ces lieux et en terroriser les usagers.» Déjà les carnivores partagent leurs adresses: pour les tripes à la neuchâteloise, direction La Chaux-de-Fonds, «Chez Jacques». Et les Lausannois qui ne voudraient pas faire le déplacement pourront toujours se retrancher au bon vieux café de l’Europe, sous-gare. Certains se cantonnent à des préoccupations très pragmatiques et se demandent simplement s’il y aura encore du Goron et du Salvagnin à la carte.

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Le patron de GastroVaud, Gilles Meys­tre, admet lui aussi ressentir «une forme de nostalgie» à voir un «haut lieu du patrimoine vaudois» remplacé par une chaîne zurichoise. Mais cette dernière, dit-il, «correspond à une tendance». Et après tout, «c’est une aubaine pour les autres pintes vaudoises, encore nombreuses dans la capitale, qui voient leur clientèle s’éroder ces dernières années». Les CFF, de leur côté, estiment avoir choisi le candidat qui correspondait «le plus clairement à la demande et aux critères»: solidité financière, et capacité à ouvrir du matin tôt jusqu’à minuit.

Les végétariens en mal d’adresses, de leur côté, jubilent: «C’est une excellente nouvelle! Même si Lausanne a évolué, l’offre gastronomique sans viande manque encore», estime Andonia Dimitrijevic, directrice de la maison d’édition L’Age d’homme et végane, qui n’entend «que des réactions enthousiastes» dans son entourage. Parmi les optimistes, nombreux sont ceux qui ne regretteront pas l’ancienne enseigne qui avait, dit-on, déjà perdu depuis longtemps son attrait gastronomique...

«Réinventer le Buffet»

A l’origine de Tibits, trois frères de Rheineck (SG), à l’est de la Suisse, qui ont appris à cuisiner avec leur mère italienne: Reto, Daniel et Christian Frei. Le premier a l’idée d’un fast-food végétarien à la fin des années 1990 alors qu’il étudie à l’EPFZ. Il s’associe à ses deux frères, rejoints plus tard par le seul mangeur de viande occasionnel de la fratrie: l’aîné, Andreas. «En 1998, c’était encore très difficile de trouver un menu savoureux sans viande au restaurant», raconte Daniel Frei. La première enseigne est née en 2000 à Zurich. Depuis, huit au­­tres ont suivi, à Bâle, Lucerne, Winterthour, Berne. Une nouvelle adresse ouvrira ses portes à Saint-Gall l’an prochain.

Chaque restaurant Tibits voit défiler quotidiennement un millier d’adeptes, prêts à payer 4,20 francs les 100 grammes de légumes, quinoa, tofu, pommes de terre ou lentilles. «Parmi nos clients, la majorité sont des femmes et 80% ne sont pas strictement végétariens», souligne Daniel Frei. L’enseigne se soucie d’utiliser «une majorité d’aliments produits en Suisse, bio quand l’offre le permet» et d’inscrire à la carte vins et bières locaux.

Pour tenter de séduire les incrédules romands, les nouveaux tenanciers comptent ajouter à leur menu un papet vaudois végétarien et des vins du terroir. «Nous n’oublierons pas le ballon de gamay et le gratin de pommes de terre au gruyère», assure Daniel Frei, conscient d’arriver en terrain sensible. «Nous respectons le Buffet de la gare et comptons prendre son histoire avec nous. Il ne disparaîtra pas, nous allons le réinventer», ajoute-t-il. L’espace central du restaurant et ses grandes fresques, ainsi que les étages supérieurs, inscrits au Patrimoine, seront rénovés. Les CFF l’avaient annoncé fin 2015: ils financeront les travaux à hauteur de 20 millions de francs. Les salles de réception pourront comme avant être louées par des entreprises, partis politiques ou particuliers.

La fratrie d’entrepreneurs s’est associée à Rolf Hiltl, héritier du restaurant zurichois du même nom, qui détient actuellement 50% des parts de Tibits. Cette enseigne, devenue le temple de la nourriture sans viande à Zurich, figure au Guinness World Record comme premier restaurant entièrement végétarien au monde. Il a été ouvert en 1898, soit 48 ans avant que le Buffet de la gare lausannois ne voie le jour. C’est donc une institution qui en remplace une autre.