La Suisse des souterrains secrets
Alors que Le Locle s’interroge encore sur les raisons de l’intoxication des eaux, «Le Temps» s’est intéressé au réseau chaux-de-fonnier. Le système d’adduction d’eau dessiné par Guillaume Ritter en 1885 a révolutionné la vie des habitants. En cette période des fêtes, retrouvez notre série d'été sur les souterrains suisses les plus secrets

Les randonneurs qui parcourent les magnifiques gorges de l’Areuse et longent, en amont de Champ-du-Moulin, l’usine rose des Moyats, vieille de 130 ans, ne se doutent pas de l’ingéniosité du système qu’elle actionne. Les pompes qui ont réceptionné l’eau des sources voisines projettent 11 000 m3 d’eau potable par jour dans un aqueduc long de 20 kilomètres. Huit heures après être sortie des Moyats, l’eau arrive à La Chaux-de-Fonds, près de 500 mètres plus haut, et alimente les 39 000 habitants de la métropole horlogère. Le tout sous terre, sans que personne, en surface, ne remarque rien.
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Le fontainier Steve Gobert assure la bonne marche du système depuis vingt-neuf ans. Il est le guide tout indiqué pour pénétrer dans les entrailles d’un système d’adduction plus que centenaire, que La Chaux-de-Fonds doit à l’ingénieur Guillaume Ritter.
«Un chantier herculéen»
«Dans la seconde moitié du XIXe siècle, La Chaux-de-Fonds connaît un essor important grâce à l’horlogerie, mais elle n’a aucun captage d’eau potable», raconte Steve Gobert. On étudie la possibilité de puiser l’eau du lac des Taillères, mais elle est jugée impure; puis un potentiel pompage de l’eau du Doubs, mais sa position franco-suisse fait capoter le postulat. C’est là qu’entre en scène l’ingénieur Guillaume Ritter, d’origine alsacienne, né à Neuchâtel en 1835. Créatif, il a construit à Fribourg le barrage de la Maigrauge, sur la Sarine, premier barrage en béton d’Europe. Revenu à Neuchâtel, Ritter propose en 1883 un double système d’adduction d’eau potable au départ des gorges de l’Areuse, l’un de 15 kilomètres vers la ville de Neuchâtel, l’autre de 20 kilomètres vers La Chaux-de-Fonds.
Le 16 août 1885, par 1649 voix contre 209, les Chaux-de-Fonniers valident le programme Ritter et lui consacrent un crédit de 1,9 million de francs. Le premier coup de pioche est donné le 5 avril 1886 et dans la nuit du 8 au 9 novembre 1887, dix-neuf mois plus tard, l’eau courante arrive à La Chaux-de-Fonds, dans le réservoir de tête des Foulets.
«On doit reconnaître la formidable volonté et la prouesse technique de l’époque, s’enthousiasme Steve Gobert. Ce fut un chantier herculéen mené de main de maître.» Certes, dans un premier temps, l’eau n’alimentait que la Grande Fontaine sur le Pod. Il a fallu une cinquantaine d’années pour réaliser le réseau de distribution des Foulets aux robinets des particuliers.
Ce que Ritter ne vit pas, lui qui mourut en 1912 après avoir été député indépendant au Grand Conseil. Entre autres idées folles, estimant que «ce qui était possible pour La Chaux-de-Fonds devait aussi l’être pour Paris», il a proposé d’alimenter en eau potable la capitale française en pompant l’eau du lac de Neuchâtel!
L'usine des Moyats au centre du système
Retour au château d’eau neuchâtelois, les gorges de l’Areuse et ses sources a priori inépuisables. Avec d’emblée cette précision insistante du fontainier: «On ne boit pas l’eau de la rivière, mais celle de la cinquantaine de sources voisines et de la nappe souterraine.»
Signe supplémentaire – s’il en fallait encore – que le Haut et le Bas peinent à s’unir dans le canton, l’eau qui alimente le Littoral provient de la rive droite de l’Areuse, celle qui grimpe aux Montagnes de la rive gauche. Il n’y a pas d’installation commune. Il a fallu attendre la création de Viteos, société qui chapeaute les services industriels des villes, pour que l’exploitation de l’eau des gorges de l’Areuse soit commune.
Ritter a dessiné un tracé encore d’actualité. Les sources captées sont amenées à l’usine des Moyats, centre névralgique du système, qui utilise le courant de la rivière, via une conduite forcée de 54 mètres de haut, afin d’actionner les turbines-pompes qui projettent l’eau à une pression de 50 bars, de 627 mètres (altitude des Moyats) à 1115 mètres, soit 488 mètres plus haut, à Jogne. Aujourd’hui, l’usine des Moyats ne se limite pas à assurer le captage des sources et à expédier l’eau grâce aux pompes désormais électrifiées, elle produit aussi de l’électricité envoyée dans le réseau (5 millions de kWh par an). L’eau provient aussi d’une vaste poche enfouie dans la montagne, qui fait office de réserve et qui arrive aux Moyats par une galerie de 365 mètres, la Dalle nacrée, dont on peut parcourir à pied les premiers décamètres.
20 000 litres d'eau à la minute
L’un des ouvrages majeurs du système Ritter est la conduite ascensionnelle. En 1887, elle comprend deux tuyaux de 25 centimètres de diamètre et 1390 mètres de long, pouvant aspirer 5000 litres à la minute. Une troisième conduite de 35 centimètres de diamètre est ajoutée en 1955, elle peut injecter 10 000 litres. Ainsi, lorsque le débit est maximal, 20 000 litres à la minute peuvent être projetés en direction de La Chaux-de-Fonds.
Steve Gobert fait visiter la petite salle souterraine où se trouve le «boyon-mélangeur» qui, finement réglé, distribue l’eau dans les trois conduites montant à Jogne. Lors de la visite, le système envoie 8400 litres à la minute.
L’accès à la conduite ascensionnelle se fait par une porte métallique dans la paroi rocheuse. La triple conduite s’enfonce d’abord dans la montagne via une galerie de 260 mètres, avant d’escalader la côte, à une profondeur comprise entre 1,5 et 3 mètres, pour déboucher, 488 mètres plus haut, dans une maisonnette improbable, perdue au milieu de la forêt, à laquelle on n’accède qu’avec la jeep de Steve Gobert. On est à Jogne. Là, l’eau pompée se déverse naturellement dans un canal creusé dans la roche, maçonné à la base, d’un mètre de large et 2,1 mètres de haut, un aqueduc qui traverse d’abord la montagne jusqu’à Jogne-Nord (768 mètres de long), avant de parcourir la vallée de La Sagne, toujours sous terre, sur 13,7 kilomètres. Une nouvelle galerie est nécessaire pour franchir la Corbatière. Elle vient d’être remplacée et imperméabilisée pour éviter les infiltrations. «Le 27 septembre 1987, en pompant 9000 litres d’eau à la minute au Moyats, on obtenait 13 000 litres à l’arrivée à La Chaux-de-Fonds», sourit Steve Gobert.
Système de surveillance
L’eau ruisselle naturellement, durant huit heures, sur près de 20 kilomètres, avec une pente régulière de 0,2 pour mille. Après être montée de 637 à 1115 mètres, elle descend par gravitation jusqu’aux hauts de La Chaux-de-Fonds, à 1077 mètres, où elle se déverse dans deux réservoirs, les Foulets (en fonction depuis 1887, 4600 m3) et le Vuillème (depuis les années 1950, 5000 m3). Désormais, un système de surveillance permet de savoir en permanence quels sont les besoins en eau et la quantité à injecter dans le système. «Il faut anticiper, puisqu’il faut huit heures à l’eau pour arriver à destination», fait remarquer le guide, ajoutant que le système d’adduction rompt avec l’ordre naturel: l’eau de l’Areuse fait partie du bassin-versant de la mer du Nord, alors que celle amenée à La Chaux-de-Fonds s’écoule vers la Méditerranée, via le Doubs, la Saône et le Rhône.
En 1888, alors que sa popu lation comptait 25 500 habitants, La Chaux-de-Fonds consommait 800 000 m3 par an, soit 86 litres par habitant et par jour. Le pic est atteint en 1980, avec 6,3 millions de m3 (456 litres par jour et par personne). Depuis, la consommation décroît, 3,7 millions de m3 en 2014 (260 litres quotidiens par personne).
«Il faut être fier de ce patrimoine»
En 1995, avec la construction du tunnel autoroutier sous la Vue-des-Alpes, un système d’appoint d’alimentation en eau a été construit, avec de l’eau puisée dans le lac. Sans le savoir, les Chaux-de-Fonniers consomment indifféremment de l’eau de l’Areuse et du lac, 94% en provenance de l’aqueduc de Ritter et 6% du lac.
«Il faut être fier de ce patrimoine, naturel avec les sources de l’Areuse, et technologique avec le système d’adduction», clame Steve Gobert, qui se désole de voir qu’on pourrait tout automatiser et n’utiliser que les systèmes les plus efficaces, faisant au passage remarquer que le prix de revient de l’eau de l’Areuse est de 2 francs le m3, contre 3,50 francs pour celle du lac.
En 2011, la ville de La Chaux-de-Fonds a lancé un important programme de modernisation pour 30 millions. La nouvelle galerie sous le massif de la Corbatière est terminée. Restent deux ouvrages majeurs à mettre en chantier: une nouvelle conduite ascensionnelle entre les Moyats et Jogne et un système de filtration de l’eau. Les actuelles difficultés financières de la ville risquent de provoquer le report des travaux, ce que Steve Gobert déplore, faisant remarquer que les investissements sont financés par la taxe perçue pour la consommation d’eau, sans lien avec les problèmes de trésorerie de la ville.