A défaut de convertir les Suisses à un régime végétal, les défenseurs des animaux derrière l’initiative contre l’élevage intensif espèrent au moins porter un coup à «la consommation excessive de viande bas de gamme». Avec en toile de fond, cette idée: produire de manière plus respectueuse du bien-être animal, et donc selon des normes plus strictes, c’est produire moins. Et donc, inciter à consommer «moins, mais mieux».

A l’heure actuelle, la part de viande et de poisson labellisée Bio ne représente que 6,2% du marché. S’il fallait dépenser davantage pour manger de la chair animale produite en Suisse, les consommateurs réduiraient-ils la quantité au profit d’un produit de meilleure qualité? Décideraient-ils de dépenser davantage pour la nourriture? Ou se tourneraient-ils vers une viande moins coûteuse à l’étranger? Pour éviter ce dernier scénario, l’initiative prévoit une interdiction d’importer des produits d’origine animale de l’étranger ne respectant pas les normes suisses. Mais l’applicabilité de cette limitation fait débat.

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Dans les 50 kilogrammes par habitant, par année

Une chose est sûre: la population suisse a un solide appétit pour la viande. Malgré les recommandations officielles, qui préconisent de manger moins de produits d’origine animale, l’explosion des substituts de viande, l’essor du végétal et une conscience écologique toujours plus aiguisée, la quantité de viande ingurgitée dans les ménages suisses reste relativement constante depuis une vingtaine d’années.

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Durant les Trente Glorieuses, cette part n’a cessé de grimper, passant de 27,5 kg de viande désossée par habitant en 1949 à plus de 61 kg par tête par an en 1987, pic de la consommation de viande en Suisse. Ensuite, la consommation baisse, puis se stabilise depuis la fin des années 1990 autour de 50 kg par habitant, par année. Soit quasiment un kilo par personne, par semaine.

Les velléités de réduire ces quantités se heurtent en général à des oppositions musclées. Par exemple, l’an dernier, lorsque l’Université de Lucerne a banni Schnitzel et saucisses des menus de la cantine en invoquant des motifs écologiques, les réactions furent telles que l’institution a dû faire marche arrière.

«Ce qui fâche, ce sont les tentatives de restreindre les choix individuels. On commence par la viande, mais on s’arrête où? Le chocolat et le café ont aussi un fort impact environnemental et pourraient être interdits pour des motifs écologiques», relève Michael Siegrist, spécialiste des comportements économiques des consommateurs à l’ETHZ. Pour lui, les motivations des écologistes sont avant tout morales.

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«Aucun autre produit alimentaire n’est aussi émotionnel»

La viande, en tout cas, n’est pas un aliment comme les autres. «Les rites religieux qui accompagnent l’abattage et la consommation de viande depuis l’Antiquité indiquent aussi que les enjeux autour de la consommation de viande sont bien antérieurs à nos bilans carbone», relève Isabelle Gangnat, spécialiste qualité de la viande à la Haute Ecole des sciences agronomiques, forestières et alimentaires bernoise. «Des êtres vivants doivent mourir pour que nous puissions manger de la viande. Aucun autre produit alimentaire n’est donc aussi émotionnel que la viande.»

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Au-delà du débat idéologique, les questions de quantité et de mode de production préoccupent aussi les scientifiques. «La quantité de viande idéale pour voir un régime équilibré dépend des autres sources de protéines et vitamines disponibles, et aussi de l’âge et de la santé de la personne concernée. Mais il y a un certain consensus sur le fait que les 50 kg de viande consommés en moyenne par les habitants chaque année pourraient être réduits à 35 kg par an – à peine 100 g par jour donc – voire à 15 kg si d’autres sources de protéines animales et végétales sont consommées en plus», souligne Isabelle Gangnat.

Pour Christine Brombach, de l’Institut de l’innovation alimentaire et des boissons de la Haute Ecole des sciences appliquées de Zurich (ZHAW), il n’y a pas l’ombre d’un doute: on mange trop de viande: «Si nous tenons compte seulement de critères de santé, les recommandations sont de ne pas dépasser 500 g par semaine. Et lorsqu’on évalue la consommation également en fonction de son impact, c’est évident que les quantités consommées ne permettent pas de garantir une alimentation durable, ni juste du point de vue éthique. Le régime Planetary Health Diet recommande maximum 200 à 300 g de viande par semaine, soit la quantité qui nous permet de préserver les ressources. Il ne s’agit pas de devenir végétarien, mais de trouver la bonne mesure.»

La sociologue pointe du doigt les modes de production industriel: «D’aliment de prestige, la viande est devenue un produit de masse, disponible dans des quantités jamais vues dans l’histoire de l’humanité.» Dans le mouvement, l’animal est passé d’être vivant à marchandise. Le consommateur, de son côté, ne voit plus que de petits morceaux, en général ceux qui rappellent le moins l’origine du produit. «Notre sélectivité – nous ne mangeons presque plus que les parties «nobles» telles que les filets – est révélatrice de la perte de lien avec ce qu’est la viande, au départ, et des excès qui en découlent.»

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Un régime végétarien n’est pas un régime sans viande

Mais qu’est-ce qu’un mode de production durable? Une agriculture intensive qui permet d’épargner l’eau et la terre en augmentant les rendements et du coup, de réduire les émissions de gaz à effet de serre par kilo de produit final? Ou des modes de production plus orientés sur le bien-être animal? «Evaluer la durabilité de l’alimentation est complexe et les chercheurs ne sont pas d’accord, sauf sur un point: une partie importante de la solution repose sur les consommateurs. Si cette initiative peut leur permettre de mieux s’informer, c’est une bonne chose», souligne Isabelle Gangnat, de la Haute Ecole bernoise des sciences agronomiques, forestières et alimentaires. Elle sera à Ballenberg durant le week-end de la votation à l’occasion de la Fête des fêtes pour informer et discuter sur la production et la consommation de viande (et de ses alternatives véganes, insectes et viande in vitro) en Suisse.

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La chercheuse déboulonne un certain nombre d’idées reçues. Elle rappelle d’abord qu’un régime végétarien (dans lequel on consomme des œufs et du lait en plus des céréales et des végétaux) n’est pas un régime sans viande pour autant. Car derrière le terme «viande», il n’y a pas seulement les animaux que l’on mange. Mais aussi ceux qui produisent du lait, ou des œufs et qui, in fine, seront transformés en produit carné (la pondeuse qui finit poule au pot). «Un litre de lait produit environ 20 g de viande, car une vache doit avoir un veau chaque année pour donner du lait. Elle sera abattue et produira donc de la viande à la fin de sa carrière de laitière», précise Isabelle Gangnat.

Ensuite, la durabilité d’un produit carné varie fortement en fonction des aliments donnés aux bêtes de rente. En Suisse, un bœuf nourri à base d’herbe – non consommable par les humains – sera plus durable que celui qui consomme des céréales – en concurrence avec l’alimentation humaine et en grande partie importées. C’est le principe de «Feed no Food»: éviter de donner des aliments potentiels de l’homme (maïs, blé, soja) à des bêtes. «Des études ont démontré que l’impact environnemental d’un régime omnivore pouvait être aussi peu émetteur de gaz à effet de serre qu’un régime végane strict. D’autant plus que la Suisse est prédestinée à accueillir l’élevage d’herbivores», souligne la chercheuse.

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Enfin, contrairement à une opinion largement répandue, le poulet n’est pas forcément le choix qui préserve le mieux l’environnement. Si la population des animaux de rente a doublé en vingt ans en Suisse, c’est quasiment exclusivement en raison de la hausse de la production de gallinacées, dont la chair est particulièrement appréciée des consommateurs suisses qui délaissent le porc. Or, «pour produire 1 kg de volaille, il faut un poulet, tandis qu’une vache peut produire plusieurs centaines de kilos de viande. Il faut donc élever plus de bêtes pour la même quantité de viande consommée». De quoi animer les débats à table.


La consommation de viande en quelques chiffres

Quand on regarde les chiffres de l’OFS de plus près, on note une tendance globale à une baisse légère de la consommation de viande au cours des quinze dernières années. En 2020, la population a consommé 47,4 kg de viande, contre 51,4 en 2007.

Ce changement concerne surtout le porc, qui est passé de quelque 25 kg à 21 kg par personne, par an. La consommation de volaille, elle, augmente durant le même laps de temps: passant de 8,9 kg en 2007 à 10,6 kg par tête en 2020, dépassant presque la consommation de bœuf, qui reste stable autour de 11 kg.

Les adeptes d’un régime végétal, eux, sont nettement minoritaires: l’OFS dénombre 4,1% de végétariens et 0,6% de véganes, ce qui signifie que 95% de la population, en Suisse, mange de la viande.

Une enquête nationale sur la nutrition menée entre 2014 et 2015 le montrait: les hommes consomment en moyenne 85 g par jour contre 49 g pour les femmes, soit 57% de plus. Cette enquête soulignait par ailleurs que la population mange en moyenne trois fois plus de viande que la quantité recommandée.

A titre de comparaison: la moyenne mondiale est de 43 kg par personne par an et celle en Europe occidental de 85 kg, cependant ces chiffres tiennent compte du poids à l’abattage (os inclus), tandis que les chiffres du bilan alimentaire suisse se basent sur le poids de la viande désossée (plus proche du poids effectivement consommé).

Les ménages helvétiques dépensent 12% de leur budget pour l’alimentation, soit 1200 francs par mois, y compris pour les repas pris à l’extérieur, selon les chiffres de l’OFS de 2018. Avec 22,7%, la viande occupe la première position dans ce budget, devant les céréales.