Vingt ans de galère au Kosovo
Armée
Les militaires suisses patrouillent le petit Etat des Balkans depuis deux décennies sous mandat de l’OTAN. Alors que le Conseil fédéral veut prolonger leur engagement sur place, plongée dans une mission complexe sans épilogue visible

De hautes volutes de fumée noire s’échappent de Kosovo A et Kosovo B, les deux centrales à charbon les plus polluantes d’Europe. Depuis l’avion qui les ramène à Pristina après quelques jours de permission, les soldats de la Swisscoy jettent un œil las au nuage qui enveloppe la capitale. Cela fait vingt ans que les forces suisses inhalent ces particules toxiques dans le cadre de leur participation à la Kosovo Force (KFOR), le plus long engagement de l’histoire de l’OTAN. Et cela pourrait encore durer: le parlement se penchera en mars sur une proposition du Conseil fédéral visant à prolonger et à renforcer leur présence jusqu’en 2023. Zoom sur un mandat sans issue apparente.
Tensions ethniques et fondue au fromage
Un impact de balle, une usine détruite qui rouille sous la pluie: dans la campagne kosovare, les stigmates de la guerre qui a enflammé la région à la fin du siècle dernier sont toujours visibles. Fruit d’un conflit ethnico-religieux entre albanophones musulmans et serbophones orthodoxes au sein de l’ancienne Serbie-et-Monténégro – agrémenté d’une intervention musclée de l’OTAN –, celui-ci a causé la mort de près de 14 000 personnes, en majorité des civils. Pour dissuader le retour des hostilités, une force de dissuasion internationale est formée en 1999: la KFOR. Forte de 50 000 hommes à sa création, elle se compose de soldats des pays de l’OTAN mais aussi de partenaires externes, dont la Suisse. Dépêchée sur place dans le cadre de son mandat de «promotion de la paix» – l’une des trois missions de l’armée helvète –, celle-ci patrouille toujours le pays vingt ans plus tard.
«Le contingent suisse a compté jusqu’à 235 personnes, mais nous ne sommes plus que 165 cette année, explique le colonel EMG Dirk Salamin, chef du contingent suisse. Le Conseil fédéral propose toutefois une nouvelle hausse d’effectif à 195.» A «Film City», camp de l’OTAN principal au Kosovo nommé d’après d’anciens studios de cinéma en périphérie de Pristina, le bureau du militaire fait partie du «quartier suisse», qui comprend un immeuble de containers blanc délavé, une infirmerie et un restaurant de style chalet d’alpage avec nappe à carreaux, photos du Cervin et fondue au menu. Soixante Suisses y travaillent, dont le gradé valaisan.
«Les contingents suisses viennent pour six mois, poursuit ce dernier. Arrivée en octobre, départ en avril. Nous sommes le quarante et unième.» Il pointe le numéro sur son badge d’épaule. Derrière lui, le portrait de Viola Amherd contemple la fumée noire des centrales à charbon visible à l’extérieur. «Il y a environ 15% de femmes, largement plus que dans les écoles de recrues en Suisse. Les deux tiers d’entre elles ont suivi une formation ad hoc pour venir ici. Leur entregent est précieux au contact de la population. Hommes comme femmes, les militaires suisses sont appréciés au Kosovo pour leur savoir-faire multiculturel, leur fiabilité et l’absence de passé colonial du pays.» Mais que font-ils exactement?
Lire aussi: Le visage du Kosovo vingt ans après la guerre
«Certains ne quittent jamais le camp»
Peu nombreux au regard des près de 700 Américains dont le drapeau flotte un peu partout dans le pays, les Suisses représentent la huitième force numérique de la KFOR. Sans former la colonne vertébrale de l’OTAN au Kosovo, leur présence y est appréciée, souligne son porte-parole, l’italien Mario Renna: «La KFOR repose sur les moyens logistiques des nations contributrices. Or, de 50 000 personnes en 1999, nous sommes passés à 3600. La France a quitté le Kosovo en 2014, l’Allemagne en 2018. Ils seraient vraiment dommage de perdre les Suisses.»
Police militaire, transport de troupes, expertise en déminage mais aussi plusieurs équipes de terrain et le second plus haut gradé de la KFOR (le brigadier Laurent Michaud), les Helvètes remplissent des tâches diverses. Une bonne partie d’entre eux n’est cependant active que dans des fonctions d’appui logistique: «Environ 40% des Suisses au Kosovo ne travaillent en fait pas pour la KFOR, détaille le colonel Salamin. Ce sont des mécaniciens, des électriciens, des plombiers. Ils s’occupent du bon fonctionnement des équipements du contingent.» A l’extérieur, Omar Hefti transporte justement du matériel sous une fine pluie. Responsable des infrastructures du camp, le Tessinois ne quitte que rarement le camp. «Certains d’entre nous passent leurs six mois ici sans sortir», confie-t-il.
Restaurant «Gusto» et cours de salsa
Il faut dire que la KFOR a eu le temps de s’installer. A l’entrée du camp, le restaurant Gusto propose une carte internationale, un peu plus loin la Casa Italia offre les classiques de la Péninsule et la German Ark du camp allemand ou l’Irish House irlandaise accueillent les fins de soirée. Ces dernières sont toutefois brèves: couvre-feu à 23 heures en semaine, minuit le week-end.
Fitness, magasin wellness, boutique multimédia, «Army Shop» et une bibliothèque complètent le choix d’activités, à moins d’opter pour des cours de langue ou de salsa. «Pour regarder les courses de ski ou jouer au jass», les Suisses aiment toutefois bien rester au camp le week-end. Un fossé sépare l’atmosphère internationale du cantonnement militaire du monde extérieur. Le salaire kosovar moyen oscille autour des 350 euros par mois. Les militaires helvétiques touchent entre 5000 et 8000 francs.
«La police kosovare n’est pas la bienvenue»
Dans les giboulées de neige glaçantes du mois de février, les Suisses font cependant aussi du terrain. Au contact du 1,8 million d’habitants de l’Etat de la taille de la Suisse romande, ils participent aux LMT, ou Liaison and Monitoring Teams. Placées directement sous les ordres de la KFOR, et donc de l’OTAN, ces petites équipes réparties dans 33 secteurs du nord au sud du pays sont les yeux et les oreilles de l’organisation.
Leur but: patrouiller au contact des officiels et des habitants pour surveiller le terrain et y sonder les tensions. Dans le nord serbophone où la police du Kosovo se fait caillasser ses voitures, la KFOR a l’avantage de pouvoir se déplacer sans entrave.
Deux de ces secteurs septentrionaux sont justement en mains suisses: la région de Mitrovica, ville coupée en deux sur une ligne ethnique par la rivière Ibar. Et Zubin Potok, 333 kilomètres carrés à la frontière avec la Serbie peuplés de 14 000 Kosovars serbes et de 2000 Kosovars albanais. Le capitaine Michael Wernli a la responsabilité de ce dernier.
Le casse-tête du lac de Gazivode
«Ici les autorités locales n’ont aucun contact avec Pristina, explique cet Argovien depuis le camp Maréchal de Lattre de Tassigny, autre quartier de l’OTAN du nord du pays. Elles n’ont de relation qu’avec Belgrade, utilisent le dinar serbe et la police kosovare n’est pas la bienvenue. La région est sous perfusion de la Serbie, qui envoie 100 euros par mois à la plupart des familles du coin. Assez pour vivre sans travailler, ce qui n’encourage aucune reprise économique. Il n’y a ni travail ni investissements.»
Si les flambées de violence sont rares, les frictions sont monnaie courante. Une voiture qui brûle, un caillou dans une vitre. Et les tensions ethniques ne forment qu’une partie du problème. «La déforestation est fréquente et la criminalité organisée règne, explique Michael Wernli. Cette zone est entre les mains d’une seule famille qui contrôle le gouvernement local, le business, et une partie du barrage.» Construit sous Tito, l’ouvrage grisâtre est l’un des principaux casse-tête du pays.
Une modernisation énergétique?
«Le lac qu’il contient est à deux tiers sur territoire kosovar serbe et un tiers en Serbie, indique Michael Wernli. Mais ses eaux sont indispensables au Kosovo, puisqu’elles refroidissent les centrales à charbon de la capitale, qui fournissent 95% de l’électricité du pays.» Alors certes, reconnaît Tommaso Righenzi, Tessinois actif dans l’état-major d’une des deux grandes unités subordonnées à la KFOR: «Si le Kosovo abandonnait les provinces serbes dans le nord, on pourrait peut-être avancer entre Pristina et Belgrade. Mais sans lac, plus de courant.» Quid d’une modernisation du système énergétique pour briser la dépendance? Le militaire sourit jaune et nous invite à le suivre sur les routes cabossées du nord du pays.
«L’Union européenne a donné 5 millions pour installer un centre de tri des déchets ici, indique-t-il par la fenêtre de sa jeep. Et voilà le résultat.» Entre deux montagnes pelées, une marée de détritus remplit une vaste cuvette nauséabonde. Des seringues médicales dépassent d’un vieux carton, des sacs en plastique claquent aux branches des arbres. «On ne sait pas où est allé l’argent, soupire Tommaso Righenzi, et c’est souvent comme ça. Personne ne veut investir parce que les fonds se perdent en chemin.» Dans les ordures, plusieurs personnes triturent le sol à la recherche de quelque chose à revendre.
Extrêmement pauvre, sujet aux tensions ethniques récurrentes et dépourvu d’infrastructures solides, le pays fait de plus face à une nouvelle plaie: le retour de Syrie d’un grand nombre de voyageurs du djihad. Sans compter que l’Etat demeure faible: depuis 2008, date de l’indépendance formelle du Kosovo – qui n’a toujours pas été reconnu par la Serbie ni par l’ONU – aucun cabinet n’a réussi à tenir une législature entière. Une continuité institutionnelle que fournit en partie la KFOR.
Le dilemme du départ
Les forces suisses dont le coût se monte à près de 35 millions de francs par an ont-elles toujours leur place dans cette situation inextricable? Oui, pense une partie de la gauche, qui salue la mission de promotion de la paix de l’armée et rappelle que plus de 110 000 Kosovars vivent en Suisse. Une partie de la droite appuie leur avis, craignant les possibles répercussions en Suisse qu’aurait une résurgence d’un conflit au Kosovo. Mais le camp bourgeois est divisé: certains UDC soutiennent au contraire qu’il est temps de «responsabiliser l’Etat». La gauche écologiste appuie également un retrait, opposée par principe à toute intervention militaire à l’étranger. Le camp réfractaire ne devrait toutefois pas l’emporter: les Suisses resteront.
Peut-être auront-ils la chance de voir l’histoire en marche. Car 2020 pourrait être l’année du changement: entré en fonction début février, le nouvel exécutif kosovar est pour la première fois exempt d’anciens combattants des années 1990. Un vent neuf se lève. Sera-t-il assez fort pour envisager un départ de la KFOR? Pas sûr. Face à une situation «calme mais fragile», la plupart des habitants craignent le retrait des forces internationales. La volonté récemment affichée par Belgrade d’acquérir des armes à la Russie ne leur donne pas tort. Le repli des soldats internationaux poserait en outre un problème économique: en vingt ans, la KFOR est devenue l’un des plus grands employeurs du pays.