Le visage conquérant du grand âge
vieillesse
Le quatrième âge est celui qui croît le plus vite en Suisse. Rencontre avec un nonagénaire atypique de Uitikon, qui aspire à devenir un modèle

Trois fois par semaine, Charles Eugster passe un costume moulant en lycra, enfile ses baskets et se rend d’un pas décidé dans une salle de fitness, en train ou au volant de sa voiture. Dans son appartement cossu, à Uitikon, dans la banlieue chic de Zurich, il a entreposé médailles et trophées, gagnés lors de compétitions sportives. Il vit seul, ne prend pas de médicaments et n’a pas de médecin de famille. Et il sirote volontiers du champagne en dégustant ses canapés au saumon. Mais «seulement en charmante compagnie», dit-il.
A son âge, Charles Eugster fait figure d’exception. Sa condition physique hors norme lui a valu la curiosité de la presse anglo-saxonne, qui ne tarit pas de superlatifs à son égard: «Le retraité le plus en forme», «l’homme le plus cool», «le plus vieux bodybuilder» du monde. Le Suisse, originaire du Toggenburg, a engagé un manager à Londres pour soigner son image et compte publier un livre au printemps prochain. Il veut «sauver l’humanité», affirme-t-il sans détour, en expliquant au monde comment prendre de l’âge en bonne santé. «Je suis une accusation contre la médecine! Nous devrions tous vieillir en forme.»
Loin du super-papy, la vieillesse ordinaire, elle, montre un visage bien plus nuancé. Après 90 ans, la plupart des personnes âgées ont besoin d’aide pour des gestes simples du quotidien, et beaucoup d’entre elles souffrent de maladies chroniques, voire de démence. Mais qui sait, peut-être que dans quelque temps, Charles Eugster sera juste un nonagénaire ordinaire. Avec une espérance de vie de 82,8 ans, la Suisse est devenue le pays où l’on vit le plus vieux, devant le Japon et ses 82,7 années, d’après des chiffres publiés en novembre par l’OCDE. Une petite décimale, c’est peu, mais ce n’est pas rien sur le plan symbolique.
En un siècle, entre 1900 et 2000, la durée de vie a doublé dans le monde industrialisé, passant de moins de 50 ans à plus de 80 ans. Chaque année, on gagne trois mois de vie. Ce qui surprend le plus, c’est la part des oldest old: les plus vieux parmi les vieux. En 1970, la Suisse comptait 61 centenaires. Aujourd’hui, ils sont 1409. De toutes les classes d’âge, la tranche au-dessus de 80 ans est celle qui croît le plus rapidement dans les pays riches. En Suisse, ils étaient 390 900 en 2012, soit près d’un tiers des personnes au-dessus de 65 ans. Ils seront plus d’un demi-million en 2050.
Deux sociologues de l’Université de Genève ont observé durant dix ans les modes de vie de 800 personnes âgées de plus de 80 ans. Dans un ouvrage qui vient de sortir*, Christian Lalive d’Epinay et Stefano Cavalli dressent un portrait plutôt optimiste d’une vieillesse qu’on imagine souvent triste et solitaire. On ne vit pas seulement plus longtemps, mais on reste aussi plus longtemps en bonne santé. «Le déclin n’intervient pour une grande majorité qu’à un âge très avancé», relève Christian Lalive d’Epinay. L’espérance de vie sans handicap progresse en Suisse, alors qu’elle a tendance à stagner en Europe.
Entre 65 et 80 ans, la majorité des Suisses sont en bonne santé et indépendants: ils se passent d’aide pour exécuter les gestes du quotidien. La vieillesse survient plus tard, mais elle ne s’accompagne pas pour autant de tous les maux. «Nous constatons que plus de la moitié des personnes de 80 ans, malgré les atteintes à leur santé, restent autonomes, jusqu’aux dernières semaines de leur vie», remarque le chercheur. Autre constat: «La grande majorité des personnes qui ont une descendance sont entourées par leur famille.»
Un mot caractérise le grand âge, entre la dépendance et l’indépendance: la fragilité. Une personne est fragile lorsque sa mobilité est atteinte de deux manières différentes, dans ses actes de tous les jours – se lever, manger, se coucher, aller aux toilettes. Le tournant se situe aux alentours de 83 ans, âge à partir duquel une majorité de Suisses devient vulnérable. «L’espace se réduit. On passe alors plus de temps à s’occuper de soi, à tenter de s’adapter, à revoir ses modes de vie, à réinventer un équilibre avec son environnement», poursuit Christian Lalive d’Epinay.
Charles Eugster, lui, est formel: «La vieillesse est formidable!» affirme le nonagénaire. «La mort? Je n’y pense pas. Il y a deux choses certaines dans la vie: la mort et les impôts. Je préfère penser à la vie. D’ailleurs, je cherche une femme», dit-il dans un éclat de rire. «Il y aura bien un moment où je devrai demander de l’aide», admet le nonagénaire.
Lorsque la fin approche, soulignent les sociologues genevois, la vie quotidienne devient de plus en plus difficile à affronter. Chacun adopte alors des stratégies pour «faire triompher la culture sur la nature, préserver la vie et lui donner un sens».
«On peut décliner physiquement, tout en maintenant un sentiment de bien-être», relève Michel Oris. Codirecteur du pôle de recherche national Lives sur les parcours de vie, le professeur conduit en ce moment une enquête sur les conditions de vie et le bien-être des personnes âgées en Suisse. Son équipe a mené des entretiens avec 3600 aînés à Genève, en Valais, à Berne, à Bâle et au Tessin. Bien vieillir est souvent une question de statut socio-économique et de santé, mais aussi d’expérience, souligne le chercheur: «Au travers des épreuves, un individu accumule un capital d’expériences qui peuvent l’aider à faire face aux difficultés liées à l’âge.»
* Le Quatrième Age ou la dernière étape de la vie, Le Savoir suisse, 2013.
De toutes les classes d’âge, la tranche au-dessus de 80 ans est celle qui croît le plus rapidement