ALSACE
Une petite vallée, prise en tenaille entre les influences françaises et germaniques, a réussi à conserver son dialecte d'origine romane.Mais ceux qui parviennent à maîtriser le welche sont de plus en plus rares. Un glossaire, à paraître cet automne, devrait perpétuer cette langue surgie du fond des âges
Ce sont des Welches. Et ils habitent dans les contreforts des Vosges. N'allez pas croire pour autant que l'on a affaire à quelques Suisses romands exilés pour d'obscures raisons. Non, ces Welches-là sont de parfaits Alsaciens, depuis des temps immémoriaux. S'ils partagent avec les Romands cette même appellation, c'est parce que ce terme germanique désigne «celui qui ne parle pas allemand». Là s'arrête la comparaison.
Car les Welches du Haut-Rhin, pris en tenaille entre les influences germaniques et françaises, ont la particularité d'avoir maintenu leur patois jusqu'à la fin de ce siècle. Cet automne paraîtra un glossaire du parler welche. Comme le dernier soupir d'une langue condamnée.
Le pays welche est une anomalie historique. Situé à quelques dizaines de kilomètres à l'ouest de Colmar, il se love dans une vallée qui débouche sur la plaine du Rhin. «Depuis les invasions germaniques au troisième siècle, nous avons presque toujours été sous administration germanophone. Et pourtant, notre population est de langue romane», explique l'historienne Yvette Baradel, qui participe à l'élaboration du glossaire.
Comment expliquer l'existence de cette poche latine en pays germain? Certains disent qu'elle a servi de refuge aux populations romanes de la plaine du Rhin chassées par les Germains. Yvette Baradel pense plutôt que des Lorrains s'installèrent dans ces contrées sauvages, encouragés peut-être par des moines ou par les seigneurs du lieu. Toujours est-il que le patois s'est maintenu jusqu'à la dernière guerre mondiale, pour ne commencer son déclin que dans les années 50.
«Attention, précise d'emblée Henri Baradel, linguiste à la retraite à Fréland, l'une des cinq communes du pays welche qui compte en tout quelque 9000 habitants. Ce n'est pas un patois de fond de boutique, mais une langue très construite, dotée d'une grammaire et d'une syntaxe rigoureuses.» C'est ainsi que les Welches placent toujours l'adjectif avant le nom, ou qu'ils connaissent deux formes de l'imparfait, selon que l'action s'est déroulée la veille ou le jour même.
«Il y a une bonne manière de parler notre patois, et on reconnaît tout de suite celui qui ne le pratique qu'approximativement», renchérit Jean-François Million, instituteur de Labaroche. Pour le profane, il est bien difficile de comprendre une conversation, même si la plupart des mots ressemblent au français.
Le welche est au français ce que le schwytzerdütsch est au hochdeutsch. Ce dialecte trouve ses origines, comme la langue française d'ailleurs, dans le latin populaire que les Romains imposèrent après la conquête de la Gaule. Sa situation l'a toutefois amené à intégrer des termes germaniques, comme l'eau-de-vie que l'on dit brantvi (Brandwein).
L'encaissement géographique du pays welche, son économie agreste quasi autarcique et le catholicisme ont maintenu le patois jusqu'au milieu de ce siècle. Et les quarante ans d'occupation prussienne de l'Alsace (de 1870 à la première guerre) n'ont pas entamé sa vigueur. Lors du deuxième conflit mondial, l'interdiction de parler le français imposée par les Allemands lui a même donné un dernier élan. Son déclin est toutefois programmé de longue date.
L'idéologie assimilationniste de la République n'y est pas étrangère. «Mon instituteur nous interdisait de parler le patois dans la cour d'école», raconte Camille Parmentier, un ancien de Labaroche. Surtout, ce particularisme s'est transformé en handicap au fur et à mesure de l'intensification des échanges. «Mon père me disait déjà qu'avec notre dialecte on n'allait pas plus loin qu'Hachimette, à l'entrée de la vallée», se souvient Paul Dechristé, lui aussi retraité de Labaroche. L'arrivée de nouveaux habitants attirés par la tranquillité des lieux, ainsi que la télévision et la radio, ont fini de franciser la vallée.
Aujourd'hui, seuls les vieux le parlent encore. Sans grand espoir de le raviver. «Nous n'avons pas de littérature, pas de chanson, de poésie ou de théâtre pour le maintenir vivant», regrette Jean-François Million. Aucun élément identitaire suffisamment fort pour rallier les jeunes au patois. On a beau appeler les Welches des «bas-du-cul», en raison de leur taille plus petite que celle des «Germains», on discerne mal une réelle culture spécifique. Et si les villages n'ont pas ce caractère léché si propre à l'Alsace, c'est pour mieux ressembler à n'importe quel village de France.
«No n'vlo mi peud le patwè» (nous ne voulons pas perdre le patois), a écrit sur son autocollant un groupe d'anciens qui, réuni dans l'Académie patoisante de Labaroche, a publié un premier lexique il y a dix ans. Pathétique, ce cri du cœur ressemble au chant du cygne.
Les Welches ne cherchent pas à se nourrir d'illusions. «Dans vingt ou trente ans, plus personne ne parlera le patois, reconnaît Jean-François Million. Seuls ces livres le sauveront de l'oubli.»