Il y a la mode et ses boutiques éphémères, la cuisine et ses restaurants pop-up. Artistes et entrepreneurs, eux aussi, se sont emparés de l’idée. A Zurich, ateliers, showrooms et bureaux émergent du jour au lendemain. Et disparaissent aussi vite, après une semaine, un mois, un an. Ils s’installent dans tous les interstices spatio-temporels qu’offre la ville: halles industrielles désertées, usines désaffectées, vitrines délaissées, appartements vidés avant rénovation. Parfois, dans des monuments historiques.

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Créer des vêtements sous les toits d’une villa de luxe

Derrière la lourde porte de la villa Rigi, dans un quartier chic sur le flanc de la colline de Züriberg, pas de lustre en cristal, ni majordome. Mais une dizaine de bureaux, de 20 à 40 mètres carrés, occupés par des graphistes, un écrivain, un peintre, ou des start-up. Il faut gravir les marches de l’escalier en chêne pour atteindre l’antre de la designer de mode, Flaka Jahaj, 32 ans. «Ici, c’était peut-être la chambre de bonne. J’aime imaginer la vie qu’avaient ceux qui vivaient dans cette maison, avant», dit-elle.

De la fenêtre, on aperçoit un immense jardin, traversé par un chemin de pierre: «Cet été, j’aimerais faire un défilé ici c’est un endroit parfait.» La jeune femme conçoit sa ligne de vêtements, Iahai, entre les murs de cette villa XIXe siècle. Des «petites bonne femmes», comme elle les appelle avec tendresse, fabriquent les pièces dans un atelier au Kosovo, son pays d’origine. Après des études de stylisme à Paris et une spécialisation dans la maille à Londres, à l’école d’art Saint-Martins, elle a décidé de revenir en Suisse pour lancer sa ligne.

Vendeuse dans une boutique de vêtements de luxe à 60%, elle consacre le reste de son temps à son «bébé». Flaka Jahaj présentera sa collection à la prochaine fashion week de New York cet automne. «Depuis que j’ai cet espace, beaucoup de choses se sont débloquées, pour moi. J’ai pu mettre une adresse sur ma carte de visite. J’ai gagné en professionnalisme et en visibilité.»

«Ce sont les propriétaires qui nous contactent»

Flaka Jahaj sait qu’elle devra quitter les lieux en septembre, mais, en contrepartie, elle ne paie que 400 francs par mois, un prix défiant toute concurrence. C’est le principe du contrat de prêt à usage (article 305 et suivants du CO). «L’emprunteur» du bien immobilier s’engage à partir à une date déterminée et dispose de moins de droits qu’avec un bail classique. En contrepartie, il ne paie que les frais d’entretien. Utilisé depuis longtemps par des coopératives de logement pour étudiants, comme la Ciguë, à Genève, ou la l’ALJF à Lausanne, ce type d’arrangements entre propriétaire et locataire séduit de plus en plus de travailleurs indépendants.

«Il y a toujours des espaces vides en ville»

Un vrai marché de l’utilisation éphémère d’espaces se développe en suisse alémanique, avec des sociétés jouant les intermédiaires, comme Projekt Interim. La start-up zurichoise met en contact des propriétaires ou des régies immobilières disposant de biens fonciers vacants et des personnes qui cherchent un appartement pour une courte durée, un bureau ou un showroom.

Ils s’engouffrent dans les brèches du marché, lorsqu’un immeuble est sur le point d’être démoli, rénové, ou qu’un local neuf ne trouve pas preneur. «Il y a toujours des espaces vides en ville», explique Lukas Amacher, de Projekt Interim. Selon l’Office fédéral de la statistique, il y avait 51 000 logements vacants en 2015 sur le marché (1,19% du parc immobilier). Et à Zurich, 2,9% des surfaces existantes de bureaux sont restées inutilisées en 2015, indique une étude de Wüest & Partner.

Nul besoin de se faufiler la nuit derrière les portes closes pour dénicher ces friches urbaines. «Ce sont les propriétaires qui nous contactent», explique Lukas Amacher. Au moment de démarrer un projet de construction, obtenir une autorisation de construire peut prendre des mois, voire des années. En confiant son bien durant ce laps de temps à des locataires, le propriétaire n’encaisse pas de loyer, mais il se déleste de l’entretien des lieux et des charges. Une stratégie, aussi, pour tenir les squatteurs éloignés, ou éviter la vision d’un local vide dépérissant au centre-ville. Lukas Fehr, de l’entreprise HIAG Immobilien, qui a recours à ce type de contrats, les considère comme «un jeu à sommes nulles».

Reflet des mutations des villes

Les 55 projets d’utilisation temporaire que compte Projekt Interim entre Zurich, l’Argovie, Berne, Bâle, Schwytz et Genève, reflètent les mutations des villes. L’ancienne fabrique de textile de Schönau Areal, à Wetzikon près de Zurich, accueille depuis sa fermeture en 1992, graphistes, artistes et petites entreprises. La commune de Thalwil (ZH) verra deux bâtiments inscrits au patrimoine immobilier, au milieu d’un parc, héberger ateliers et boutiques éphémères. L’ancienne usine de moutarde Thommy, à Bâle, s’est muée en aire d’attraction, avec terrain de paintball et lasergame, jusqu’en 2017. Enfin, l’espace d’une année, les générations se sont croisées dans un ancien home pour personnes âgées, transformé en logements pour étudiants.

Dénominateur commun de ces locataires éphémères: la flexibilité. «Souvent, pour s’installer, une entreprise doit conclure un contrat de bail pour dix ans. C’est un engagement lourd et risqué. L’utilisation d’espaces temporaires est très intéressante pour des jeunes marques, des start-up. En économisant sur le loyer, elles peuvent mieux investir dans leur activité et prendre davantage de risques», explique Lukas Amacher.

«Le confort peut être dangereux pour la créativité»

Flaka Jahaj a intégré cette instabilité à sa démarche professionnelle: «Savoir que je dois partir me pousse à rester mobile et curieuse et à ne pas m’habituer à la facilité. Le confort peut être dangereux pour la créativité», dit-elle.

Au rez-de-chaussée de la villa Rigi, une start-up créée par d’anciens étudiants de l’ETH développe un logiciel dans la mobilité urbaine. «Devoir déménager n’est pas un problème, ce n’est qu’une incertitude de plus, nous y sommes habitués», souligne Philipp, ingénieur.

Dans l’ancienne usine de textile de Schönau Areal, Franz Bittmann développe une marque de vêtements pour enfants: «Je n’ai pas besoin d’un lieu pour représenter ma marque, explique-t-il. J’ai besoin de coûts de fonctionnement bas. Déménager n’est pas un problème, tant que ça reste simple.»

Aussi en Suisse romande

Ce nomadisme gagne la Suisse romande, timidement. A Genève ou à Lausanne, il existe aussi des espaces vides qui ne demandent qu’à être occupés. Mais le système est moins connu. «Les propriétaires sont peu enclins à livrer leurs locaux. En Suisse alémanique, une confiance s’est développée», observe Jenna Malabonga, qui représente Projekt Interim en Suisse romande. A Vernier une trentaine d’ateliers d’artistes ont vu le jour dans une ancienne usine pharmaceutique. Ce sont là aussi, les Zurichois qui ont joué les intermédiaires.

Une opportunité pour Chloé Delarue, 29 ans, qui venait de terminer son master en Arts visuels à la HEAD au moment où cet interstice s’est ouvert, sur un marché saturé. L’artiste genevoise s’est inscrite il y a près d’un an sur une liste d’attente, pour un atelier appartenant à la ville de Genève. Elle attend encore qu’une place se libère. «Je préférerais idéalement un endroit où je peux me projeter à plus long terme». Entre-temps, elle a trouvé, à Vernier, lieu suffisamment grand pour concevoir ses installations et ses sculptures.

Ses voisins d’atelier sont plasticiens, peintres, ou musiciens. Pour Florimont Dupont, 28 ans, qui possède également son atelier dans cette ancienne usine, l’utilisation d’espaces intermédiaires favorise l’autoentreprenariat. «Cela permet, au moment de se lancer, de faire des tests à moindres frais. La cohabitation avec d’autres artistes crée une émulation et débouche sur des collaborations qui n’auraient pas vu le jour, sinon.» Il apprécie la simplicité du système, qu’il compare à Uber ou Airbnb. Les artistes installés à Vernier partiront en septembre. Pour mieux s’installer, plus tard, ailleurs: ils sont déjà en quête d’un nouvel espace.