Apprend-on mieux penché sur une tablette que dans des livres? Le nombre grandissant d’écoles privées en Suisse (Ecole nouvelle de la Suisse romande à Lausanne, Ecole Ardévaz à Sion, Institut international de Lancy à Genève…) et d’établissements publics européens à faire basculer leurs supports de cours sur du numérique, invite à répondre par l’affirmative. Séduisant pour l’élève, l’objet au design soigné sans clavier ni souris laisse plus d’un enseignant dubitatif. Il déconcerte les milieux pédagogiques.

D’autres font preuve d’une extrême conviction: «La tablette n’est pas qu’un simple substitut au livre. Elle offre un environnement d’apprentissage totalement interactif, fait gagner du temps lors de la correction de tests en direct et permet de libérer des ressources pour, par exemple, adapter l’enseignement à chaque individu», s’enthousiasme Emanuel Donhauser, directeur académique du Swiss Education Group (SEG), le plus gros acteur privé du pays dans la formation ­hôtelière, avec 7 campus et près de 5000 étudiants.

Le César Ritz College, fleuron du groupe, est la première école hôtelière helvétique à investir 300 000 francs pour digitaliser ses cours (600 tablettes au total) dès la rentrée de juillet. «Nos élèves veulent toujours plus, on ne fait que leur donner ce qu’ils demandent», poursuit le responsable, qui a jeté son dévolu sur l’iPad (ndlr: environ 80% du marché des tablettes, les Android comme Samsung ou Acer détiennent eux 17% des parts). Autre argument choc à cette virtualisation des programmes: «Cela nous permet d’économiser 2 tonnes de papier par année», résume Benoît Samson, directeur exécutif du développement commercial du SEG.

Qu’en pense le monde pédagogique plus large? Selon Yaël Briswalter, il ne faut pas craindre le numérique. Ce conseiller technique aux technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement à l’Université de Grenoble (établissement choisi par le Ministère de l’éducation nationale en 2010 pour piloter le plan de développement des usages numériques sur le territoire français) met toutefois en garde contre certains écueils. «La lecture d’un texte long n’est pas envisageable sur un écran. Et la vitesse de lecture baisse de 25% sur un écran rétro-éclairé en raison du nombre de points de fixation décuplé. Les repères spatiaux ne sont pas non plus fixes et l’écran peut entraîner des difficultés de l’ordre de la perception à cause du balayage oculaire non vertical (A4).» Toutefois, la maîtrise de l’hypertexte, reconnaît Yaël Briswalter, est fondamentale.

Qu’en pensent les spécialistes suisses? Le Centre fri-tic de la Haute Ecole pédagogique de Fribourg vient de publier un rapport d’étude – unique en Suisse occidentale – abordant l’introduction des tablettes dans un contexte éducatif. Que nous apprend cette analyse? «Qu’il est nécessaire d’attendre. Si les tablettes ont déjà fait leurs preuves dans le cadre domestique, ce n’est toujours pas le cas dans un contexte éducatif», résume Nicolas Martignoni, responsable de cet organe de compétence cantonale pour tous les aspects en lien avec les nouvelles technologies appliquées à l’enseignement. Faute de recul suffisant, il est prématuré d’attribuer à cet outil une réelle plus-value didactique. Certains tests pilotes tendraient plutôt à démontrer l’inadaptation des tablettes à nos standards et au contexte scolaire helvétique. «Ces dernières ne permettent pas en l’état d’atteindre nos objectifs pédagogiques, du moins dans l’enseignement secondaire et dans le post-obligatoire», relève le mathématicien de formation. En revanche, l’ustensile pourrait convenir à des classes de premier cycle (élèves de 4 à 8 ans). Les autorités fribourgeoises estiment pour leur part «prématuré de migrer des ordinateurs vers les tablettes. L’engouement suscité par ces dernières ne doit pas nous dispenser de garder un œil critique», souligne Isabelle Chassot, conseillère d’Etat en charge de l’Instruction publique.

L’introduction des tablettes fleure le coup marketing? Tout dépend ici des stades de numérisation envisagés. «Il existe grosso modo trois degrés d’implication», explique Daniel Schneider, maître d’enseignement et de recherche en technologies de formation et apprentissage à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. «L’équivalence livre, stade non interactif, soit la version PDF d’un ouvrage, ou le manuel enrichi traitant le contenu avec des ressources supplémentaires comme des animations, ou encore le produit numérique abouti mais encore très peu répandu, qui se veut plus créatif, malléable et par conséquent individualisable.» A quel stade de numérisation apprend-on le mieux? «Sur le plan tant de l’acceptation que de la pédagogie, le premier degré évoqué est le pire, souligne l’expert. En gros, on a la même chose qu’avec un livre, mais en moins bien. On dispose d’un médium difficile à manipuler et à lire, utile uniquement à gaspiller son argent et avec pour seul avantage de pouvoir transporter plus facilement une masse importante de données.»

Moralité: les tablettes ne sont didactiques que si les usagers ont inventé des modes d’emploi adaptés à leur contexte. Pour l’heure, les retours d’expérience pédagogique semblent encore insuffisants.

«Sur le plan didactique et de l’acceptation, transposer uniquement les livres sur tablette est improductif»