Taryn Simon: «La nature du secret est en train de changer»
Le Jeu de Paume présente une rétrospective de la photographe new-yorkaise. A 40 ans tout juste, l’artiste multiplie les projets ambitieux, explorant la face sombre des Etats-Unis
Petite, sûr qu'elle était de celles qui poussaient les portes des maisons «hantées» ou harcelaient les grandes personnes pour en savoir plus. Avec chacune de ses séries photographiques, Taryn Simon lève un pan de voile sur une histoire américaine, dans une esthétique méticuleuse et clinique. Dans The Innocents, la New-Yorkaise photographie des condamnés illégitimes sur les lieux clés du crime qu'ils n'ont pas commis. An American Index of the Hidden and Unfamiliar dresse l'inventaire de ce qui demeure caché au grand public. Dans Contraband, elle recense les 1065 objets retenus en 24 heures par les douanes à l'aéroport JFK. A Living Man Declared Dead and Other Chapters remonte des lignées à partir d'une survivante du génocide en Bosnie ou d'un lapin australien malade. Etc. Le Jeu de Paume, à Paris, présente sa première exposition monographique en France. Interview.
Le Temps: Où trouvez-vous les idées de vos projets? Taryn Simon: Généralement, mes travaux sont guidés par des éléments introduits dans le projet précédent, directement ou en périphérie. Mais ils peuvent résulter au contraire d'un rejet de ce qui vient d'être fait. Ils commencent très simplement, puis se complexifient au fur et à mesure. Je lis beaucoup et cueille mes idées à la fois dans la réalité et la fiction. Tous vos travaux explorent la face sombre ou cachée des Etats-Unis, racontent des histoires secrètes ou méconnues. Pourquoi? J'ai toujours été attirée par l'idée de renverser les choses d'un côté puis de l'autre, de manière à créer une vision moins confortable et moins évidente. C'est là que se trouvent les espaces pour découvrir et apprendre. Quant au secret, le plus intéressant est son statut à l'heure où il n'y a plus de vie privée. La nature du secret est en train de changer. Il existera toujours mais prend de nouvelles formes et cherche l'ombre à des profondeurs toujours plus grandes. Votre approche est clairement artistique mais le sujet toujours documentaire. Pourquoi? Je m'intéresse à des idées abstraites et aux questions qui nous tiennent éveillés la nuit. Alors j'essaie de toucher ces espaces sombres avec quelque chose de tangible. Quid du statut documentaire de la photographie, notamment mis en cause dans votre série «Les Innocents»? Les Innocents résulte d'une longue conversation avec un individu condamné à tort pour un crime qu'il n'avait pas commis. La police a utilisé des photographies dans le processus d'identification et son portrait a rappelé à la victime l'auteur du crime. A partir de là, j'ai effectué des recherches sur les processus de mauvaise identification et l'utilisation de photographies par les cours de justice pénale. Pour tous les hommes et la femme de la série des Innocents, ce sont des photographies et d'autres documents visuels – comme des croquis ou des vidéos de files d'attente –, qui ont servi de preuves, brouillant la réalité et la fiction. Le pouvoir de la photographie de lever à la fois l'ambiguïté et la certitude est l'une de ses qualités les plus fascinantes. Mais dans cet essai, l'interprétation d'un matériel visuel a entraîné la condamnation à mort de personnes innocentes. C'est cette marge d'interprétation qui m'intéresse. Vous ajoutez souvent du texte à vos images. Une nécessité? Cette combinaison me permet de me glisser dans l'espace entre le langage et le monde visuel. Un espace rempli de multiples vérités et de fantasmes, laissant libre cours aux interprétations et aux mauvaises orientations. Dans ce monde, il y a des habitudes d'inférence et de jugement qui mènent parfois à des faits fictionnels. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à propos de votre dernier projet sur la Picture Collection, les 1,2 million d'images de la Bibliothèque publique de New York? Le projet se penche sur l'archivage et la collecte d'images avant les capacités d'Internet. Si le processus est resté le même, la forme a changé. En questionnant cette évolution, la série montre qu'il existait des traces du futur dans le passé. La Picture Collection indique aussi certaines hiérarchies et manières d'interpréter le matériel visuel, qui influent ensuite sur nos façons de catégoriser l'information. Sur quoi travaillez-vous actuellement? Je m'intéresse au pouvoir de la paperasserie et à la manière dont l'humanité cultive l'illusion de contrôler le monde et les événements. Je travaille également sur une pièce de très grande échelle, une sorte de performance avec Artangel sur Armory Park Avenue…