La vie de Tony de Brum a été un long combat politique. Il avait 9 ans lorsque, parti à la pêche avec son grand-père, il a vu le ciel virer du bleu au rouge, et senti s’approcher le souffle de l’apocalypse après que les Etats-Unis procèdent à un de leurs essais atomiques à proximité de l’Atoll de Bikini. L’homme a 70 ans maintenant, et devenu ministre des affaires étrangères des îles Marshall, il n’a eu de cesse de lutter entre-temps à arracher l’abandon des armes nucléaires, allant jusqu’à porter plainte devant la Cour internationale de Justice, l’année dernière, contre les pays qui détiennent le feu nucléaire. Mais il le dit d’entrée: jamais il n’aura vécu de jours plus importants que ceux-ci. De ses collègues, réunis à Paris pour la COP 21, il doit obtenir qu’ils l’aident à arrêter l’océan. C’est une question de vie ou de mort, pour lui, et pour ses quelque 70 000 concitoyens laissés en première ligne au milieu du Pacifique.

Tony de Brum était mercredi à Genève, pour participer à une cérémonie visant à saluer les lauréats du «Prix Nobel Alternatif» décerné par la fondation «The Right Livelihood Award». La veille, il était en réunion à Paris avec un Barack Obama qui a fait des îles du Pacifique l’un des symboles des enjeux de la COP 21. Les quelque mille îles que comptent les Marshall – souvent placées à moins d’un mètre au-dessus du niveau de la mer et larges de moins d’un kilomètre – sont considérées comme l’un des Etats les plus vulnérables face au réchauffement climatique. «Les débats de Paris sont sophistiqués, ils remuent des concepts intelligents, mais pour nous, cela doit aller bien au-delà. Existerons-nous encore dans vingt ans? Si je ne reviens pas à la maison avec un accord global qui stipulera cela, alors je n’aurais rien obtenu du tout.»

Le ciel ne rougeoie plus au-dessus des Bikini. Mais de mémoire d’habitant des îles Marshall, le climat n’a jamais été aussi imprévisible, les vagues n’ont jamais été aussi hautes, les tempêtes jamais aussi fortes. Le réchauffement climatique, sourit le ministre, a déjà fait irruption chez lui, lorsqu’un navire japonais est venu s’encastrer dans son salon, lors de la tempête de 2013. «Lorsque vous voyez les enfants forcés de courir pour se mettre à l’abri, lorsque dans votre assiette il n’y a plus les mêmes poissons qu’avant, lorsque les maisons sont dévastées, vous vous rendez compte que le temps est compté.»

Les îles Marshall le savent. Après avoir obtenu de longue lutte leur indépendance des Etats-Unis, elles disposent d’un poids politique exorbitant dans le concert des nations. «Aux Nations unies, notre voix vaut celle de la Chine, siffle Tony de Brum.» Mais ici, cela ne fait pas la moindre différence. «Nous devons aujourd’hui parler plus fort que les puissants.» Et ce, dans la poursuite d’un même but: «Petits, grands, riches, pauvres, nous devons tous nous dépasser ensemble.»

Dans sa tardive et incomplète reconnaissance de ses torts envers les insulaires, Washington a arrogé le droit aux habitants des îles Marshall de s’établir librement aux Etats-Unis. Et c’est souvent l’argument qu’on leur envoie à la figure: «Vous n’avez qu’à partir!» «Vous vous rendez compte de ce que cela voudrait dire?, s’insurge le ministre. Ce serait donner le signal que l’on s’est résolu à reculer, que le mal est fait. D’une manière ou d’une autre, le monde entier, nous tous, nous serons alors obligés de fuir.»

L’année dernière, les îles Marshall ont exporté du thon pour 1,8 milliard de dollars, principalement à la Chine. Si le poisson avait été conditionné sur place, le gain aurait sans doute pu être doublé. Mais le coût de l’énergie sur les atolls est prohibitif, l’eau douce manque, et pour le transport, le pays ne dispose même pas d’une compagnie aérienne nationale. Aujourd’hui, ne serait-ce que pour envisager des installations de protection face à la mer, un système de drainage des eaux ou des usines de désalinisation, le pays est totalement dépendant de l’aide extérieure. Dans la base militaire qu’ils maintiennent dans l’atoll de Kwajalein, les Américains ont déjà procédé à de tels aménagements extrêmement coûteux. Leur base avait connu il y a quelques années des inondations sans précédent.

Les Iles se sont rendues célèbres pour voter invariablement du côté des Etats-Unis aux Nations unies, notamment en ce qui concerne les résolutions à l’égard d’Israël. «Les Etats-Unis font dépendre leur aide de ce soutien», concède le ministre. Mais cet alignement a son prix: «Aujourd’hui, de riches pays arabes auraient pu nous soutenir. Mais ils se détournent de nous.» A présent, l’administration américaine a certes pris les îles Marshall sous son aile. Mais Tony de Brum n’est pas dupe: «Obama nous utilise aussi pour convaincre le Congrès et l’opinion publique américaine.» Menacés par les eaux, les habitants des Marshall restent au loin, très loin sur leurs iles.