Associé essentiellement au milieu sportif, le dopage touche de plus en plus le monde du travail. Des spécialistes de la prise en charge des addictions font ainsi référence à des «pilules de la performance» afin de répondre aux exigences de plus en plus contraignantes. Des «remontants» qui ne nuisent pas forcément à l’image de l’entreprise et peuvent même être synonymes de dynamisme et de productivité.

Le monde du travail dans sa globalité aurait intégré ces conduites dopantes pourtant à risque puisque 15% des accidents mortels du travail seraient liés aujourd’hui à l’usage de substances psychoactives. Les études sur cette question sont rares. Addiction Suisse vient de diffuser un rapport détaillé qui, dans ce contexte, éclaire beaucoup: de plus en plus de personnes prennent des médicaments ou autres substances dans le but de rester dans la course. Les stimulants ne sont pas les seuls en cause, les tranquillisants et les anxiolytiques sont également consommés. Au nombre des substances utilisées, on trouve des antidépresseurs (surtout dans le corps enseignant ou paramédical), les médicaments prescrits pour le traitement des démences, les stimulants et les bêtabloquants. Alcool, tabac, anabolisants, amphétamines, cocaïne (chez les banquiers pour cette dernière) sont censés aussi augmenter la concentration et la mémoire.

Les données statistiques sont peu abondantes en Suisse, mais une étude du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) menée en 2010 sur le stress au travail indique que 32% des actifs ont déclaré avoir consommé durant l’année précédant l’enquête des médicaments ou autres substances.

Pour Addiction Suisse, des questions morales et éthiques ainsi que de santé publique sont posées et il s’agit enfin de dresser un état des lieux de ce dopage en entreprise. La fondation, en partenariat avec l’Université de Fribourg et le Centre de gestion scientifique de l’Ecole des Mines ParisTech, propose à compter de janvier 2013 une formation continue* – c’est une première en Suisse – pour réfléchir sur la problématique des conduites dopantes au travail et poser un diagnostic sur un double registre: celui de la performance (dépassement de soi, injonction au bien-être, du «être mieux que bien») et celui des nouvelles souffrances ou pathologies déclarées au travail, comme le stress, les troubles musculo-squelettiques et le burn-out.

Sophie Le Garrec, maître de conférences et de recherche en sociologie à l’Université de Fribourg, qui animera un module aux côtés de psychiatres, anthropologues, enseignants et historiens, explique: «Nous n’allons pas résoudre le problème mais réfléchir ensemble pour chercher les causes puis remonter l’information. La réalité est que le monde du travail connaît une métamorphose: moins de place à la fatigue, au repos, à la réflexion. Il faut aller vite et tenir.»

L’autonomie et la flexibilité revendiquées de plus en plus par les organisations professionnelles, comme garantes de liberté et de modernité pour le personnel, comporteraient en fait de nombreux effets délétères, comme l’accroissement de la responsabilisation, l’astreinte à l’excellence et l’individualisation des ressources collectives. «De nos jours, les décisionnaires sont extérieurs à l’entreprise, les managers de proximité se sont éloignés, cela isole», poursuit Sophie Le Garrec.

Entreprise, monde cruel et impitoyable auquel on se rend chaque matin «chargé»? Il serait osé et sans doute erroné de généraliser, mais exact d’ajouter qu’il est tentant d’avoir recours à une petite pilule dans la mesure où les médecins la prescrivent plutôt facilement. Outre les responsables d’entreprise et des services publics, les RH et les syndicalistes, la formation va convier autour de la table des professionnels de la santé et fera le point sur la facilité à se procurer ces remontants. «Nous connaissons ce processus: le patient se dit fatigué, grippé, le praticien le traite, le patient demande en fin de rendez-vous une petite pilule que le praticien prescrit en fin d’ordonnance», résume Sophie Le Garrec.

Dwight Rodrick, d’Addiction Suisse, animateur lui aussi de cette formation, se montre plus indulgent envers le monde médical: «Le fait que les médecins sont également aujourd’hui sous pression et qu’ils ont peu de temps à accorder à leur clientèle, moins de temps pour interroger, peut engendrer des prescriptions rapides.» Le danger – Dwight Rodrick consacrera un cours à ce sujet – est aussi l’automédication. Un clic sur le Net permet de se procurer ces substances, avec tous les dangers encourus, comme des interactions dangereuses avec d’autres médicaments pris par le consommateur. Dwight Rodrick revient sur la responsabilité de l’entreprise: «Affirmer que l’entreprise ferme les yeux sur le dopage, c’est aller un peu vite. Percevoir qu’un salarié va mal n’est pas toujours aisé, les indices sont parfois maigres et la santé relève le plus souvent de la sphère privée.» Il poursuit: «Nous allons réfléchir sur les secteurs d’activité et les postes occupés particulièrement concernés par ces nouvelles pathologies professionnelles et proposer aux cadres des pistes pour détecter ces conduites à risque.» Que faire, plus simplement dit, lorsque le collègue arrive chaque matin à son poste de travail particulièrement excité ou l’haleine chargée en alcool?

* Certificat d’études avancées (CAS) en organisation, santé au travail et conduites dopantes. Renseignements: tsps@unifr.ch ou 026 300 77 80

«Le patient demande en fin de rendez-vous une petite pilule que le praticien prescrit»