Des Syriens perdus en Italie

Odyssée Jamais, depuis 1945, il n’y a eu autant de réfugiés dans le monde, selon le HCR. Malgré les douanes et la police, les migrants gagnent l’Europe du Nord

La répartition des exilés entre les pays, et particulièrement l’accueil des Syriens, ne peut laisserla Suisse indifférente. Nous avons suivi le voyage de six d’entre eux

Premier épisode d’une série en quatre volets

Gagner l’Allemagne, c’est le vœu de Tariq. Mais pas seul: il voyage avec son bout de chou de neuf ans, Maher, qui trotte menu derrière lui malgré les dangers, le froid et la précarité. Ensemble, ils ont quitté la Syrie il y a plus de deux mois et ont rallié d’autres réfugiés syriens, migrants clandestins, qui tous veulent rejoindre le nord de l’Europe, par n’importe quel moyen.

Après l’enfer de la guerre, ils sont tombés aux mains de trafiquants sans scrupules qui les ont entassés à fond de cale pour traverser la Méditerranée (voir page suivante), ont été secourus par les garde-côtes italiens, placés dans des camps de fortune, puis ils ont repris leur progression obstinée vers le nord, en s’arrêtant à Milan, le passage obligé vers lequel toutes les routes, légales et illégales, convergent. C’est là que nous les avons rencontrés, un peu par chance, un peu parce que nous les cherchions. Ils ont accepté que nous les accompagnions quelques jours durant leur odyssée clandestine.

En plus des voyageurs et des pendulaires, la gare de Milan abrite une cohue bigarrée de sans-papiers, de mendiants, d’arnaqueurs, de pickpockets, de clochards et de voyous avinés. Malgré le dédale des salles qui s’étagent sur trois niveaux, Tariq se fraye un chemin sans hésiter. Il n’est à Milan que depuis trois jours, mais connaît déjà la gare comme sa poche et monte tout droit vers la permanence que tient quotidiennement la municipalité pour venir en aide aux Syriens.

Deux ou trois volontaires, selon l’heure, accueillent, conseillent et orientent les exilés syriens. Chaque matin, ils disposent une table à l’entresol du hall central sous les sculptures néoclassiques du plafond, aigles et lions grimaçants, des symboles fascistes. Les Syriens ne manquent pas d’arriver, petit à petit en fin de matinée, pour ce qui est devenu le rendez-vous informel des clandestins.

En octobre 2013, l’afflux était tel que la ville a dû se résoudre à prendre des mesures pour aider les malheureux. «Ce n’est pas grand-chose. Le problème demeure. Il plonge ses racines en Syrie, à cause de la guerre et de Bachar el-Assad, et ici, où l’on ne met pas en place une vraie politique d’accueil», explique Shady, un écrivain journaliste italien d’origine syrienne. Shady vient chaque fois qu’il le peut pour aider ceux qu’il considère comme ses compatriotes. «Aujourd’hui, je me sens Syrien. Quand la tragédie aura pris fin, je redeviendrai italien.» Après un pic à la fin de l’été, l’affluence a baissé. Pour Shady, l’accalmie est passagère: «Avec l’hiver et la mer démontée, la traversée de la Méditerranée est plus difficile, mais tout reprendra au printemps.»

A la permanence de l’entresol, Tariq fait un signe à d’autres Syriens. Il laisse Maher aller à sa guise vers les stands publicitaires pour des produits de beauté et des marques de téléphonie mobile. Il a rencontré une partie de ses camarades durant la traversée en mer. Parmi eux, Afran et Moncef, devenus des compagnons d’infortune.

Dans le petit groupe, il y a aussi Samir et Abou Leyla, qui eux sont venus par la Libye, où ils ont embarqué sur un rafiot avant d’être repêchés en mer par une patrouille navale italienne. Malgré le froid qui mord jusqu’à l’intérieur du bâtiment, les discussions s’animent: l’argent manque, comment encaisser un virement ou acheter une carte SIM sans passeport, et surtout comment passer à travers les mailles du filet des douaniers pour quitter l’Italie, par le nord?

D’étranges parasols équipés de chaufferettes surmontent la douzaine de tables rondes de la cafétéria dans l’un des angles morts du hall monumental. Malgré le brouhaha général, les patrouilles de police et des agents de surveillance, Tariq se met à l’aise, même l’irruption d’une mendiante titubante ne le fait pas ciller.

Ses cheveux mi-longs encadrent un visage souriant. Il a l’ascendant sur ses camarades qui apprécient sa capacité à rester calme et raisonnable en dépit des incertitudes. Tariq a un autre atout: il parle anglais. «Ma vie n’était plus possible depuis que Daech [l’acronyme arabe de l’Etat islamique] a pris le contrôle du quartier où j’habitais dans la périphérie de Deir Ezzor», explique-t-il.

Ingénieur dans une des raffineries de pétrole, il aurait pu continuer à travailler et même cumuler le salaire que lui ont proposé les djihadistes quand ils ont occupé l’usine à celui que lui versait déjà le gouvernement: «Peut-être aurais-je accepté l’offre, s’il n’y avait ma famille. Comment élever des enfants? Comment faire des plans d’avenir dans cet enfer?»

Afran finit son café d’un trait. Kurde d’Alep, âgé de 38 ans, il a dû se réfugier avec sa famille à Azaz, une bourgade à une dizaine de kilomètres de la frontière turque. Dans sa vie d’avant, il dirigeait une petite entreprise de confection de chaussures et, comme pour apporter la preuve de sa fortune fanée, il montre sur son portable une image de sa maison: rose avec des colonnades et un perron imposant. «J’ai tout perdu dans les bombardements, plus un mur n’est debout.»

La guigne l’a poursuivi à Azaz, où l’Etat islamique (EI) a pris le pouvoir: «Les djihadistes n’aiment pas les Kurdes, nous devons nous terrer comme des rats. Il ne suffit pas d’obéir à tous leurs ordres, il faut en plus se faire passer pour des Arabes et ne jamais parler kurde.»

Tariq et Samir ont déboursé 6000 dollars chacun pour traverser la Méditerranée. Ils sont désormais à sec. Trois jours plus tôt, ils ont payé 400 dollars la place à un passeur pour qu’il les conduise en voiture jusqu’à Munich. «Tout était réglé, nous devions payer une partie au départ, le solde à l’arrivée.» Les détails sont arrangés par un compatriote syrien, un intermédiaire. Le conducteur, un Egyptien résidant en Allemagne, les pousse dans son minibus. «Après huit heures de route, il nous a débarqués précisant que nous étions à Munich», raconte Tariq. Ils étaient en fait retournés à la case départ, la gare de Milan.

En plus de Tariq et d’Afran, quatre autres passagers avaient pris place à bord du van. Tous ont été floués. Aucun des pigeons n’osera porter plainte, explique Tariq: «Que dire au commissariat? Que j’essayais de passer illégalement en Allemagne? Je dois récupérer mon argent pour continuer le voyage!» Tariq n’a pas perdu espoir, il reste en contact téléphonique avec son voleur qui, jour après jour, lui promet de le rembourser.

Gianluca, un bénévole sexagénaire au catogan gris, lève les yeux au ciel, très théâtral: «Ils se volent entre eux. La gare, c’est la Cour des miracles!» La nuit, Gianluca a une autre passion: il s’attaque, avec Anonymous, aux sites djihadistes.

A qui faire confiance? Passeurs, rabatteurs et filous entremêlent leurs destins avec celui des clandestins dans la gare. Shady, l’écrivain, dont le père est un opposant historique au régime de Damas, s’est fait un devoir de mettre en garde contre les arnaques. D’un geste, il désigne un Tunisien qui approche Tariq: «C’est un passeur.» Un réfugié qui vit en Suède et dont la situation est régularisée opine: «Il faut se méfier. J’ai acheté hier un faux passeport à 500 euros pour mon frère. Mais je ne l’ai payé qu’après qu’il a franchi les passages de sécurité et pu monter dans un avion.» Deux Syriens au look soigné se mêlent alors au groupe. Shady les salue. «D’où venez-vous?» questionne-t-il. La réponse fuse crânement: «De la Syrie d’Assad.» L’altercation est inévitable: «Quel manque de respect», s’offusque Shady. Il nous regarde, les yeux encore noirs: «En Syrie, ils devaient être des criminels. Cela se remarque à leur façon de parler.»

Des carabiniers en armes font les plantons non loin. L’officier fait la moue en regardant le manège des sans-papiers: «C’est le travail de la police. Nous, c’est la sécurité.»

La nuit est tombée depuis longtemps, mais ce n’est encore que le début de la soirée. Pour Tariq, Afran, Samir, Moncef, Abou Leyla et Maher, c’est l’heure du couvre-feu: ils logent dans un centre d’hébergement d’urgence situé en périphérie et doivent rentrer avant 20 heures. Le trajet prend une heure. Dans la zone industrielle où se trouve l’abri, via Corelli, le paysage devient gris et l’éclairage public anémique. Le centre se trouve derrière murs et grillages, en contrebas d’une bretelle d’autoroute. «Il y a une majorité de Syriens», explique le directeur: «Ils se répartissent dans six centres, dont celui-ci. En automne, il y en avait quatre de plus. Les réfugiés ne restent pas longtemps. Ils filent rapidement vers d’autres cieux.»

L’Italie ne figure pas au rang des pays d’accueil que choisissent, quand ils le peuvent, les réfugiés, commente Samir: «Il n’y a rien pour nous ici. Pas de travail, ni de perspectives. Les Italiens ne veulent pas de Syriens chez eux. En revanche, en Allemagne, en Suède et en Norvège, c’est facile d’obtenir un permis de résidence. En Suède, tu reçois même de l’argent.» Abdallah tient cela de contacts, cousins et amis, qui ont fait le voyage avant lui. Il a fait son choix: Stockholm. Est-il sûr de l’accueil qui lui sera réservé? «Après ce qu’on a traversé, tout semblera doux comme du miel. En plus, j’ai de la famille là-bas.»

Le lendemain, un mercredi, dès le matin les trafics s’organisent à la gare de Milan. A l’entrée, un rabatteur a réuni une demi-douzaine de candidats au voyage, probablement aussi des Syriens. Le Tunisien rencontré la veille apparaît et récolte discrètement des billets de banque, un rendez-vous est pris. Malgré les filouteries, la voiture est réputée plus sûre que le train où les contrôles des douaniers sont de plus en plus stricts.

Le petit groupe de migrants avec quelques sacs pour tout bagage est ramené vers une salle d’attente à l’intérieur. La pièce est chauffée, mais l’odeur d’urine et de relents d’alcool infâme. Une heure d’attente avant qu’un comparse ne rapplique pour prendre en charge la troupe, qui quitte les abords de la gare en faisant de prudents détours puis disparaît dans un immeuble.

Retour à la gare. Tariq, que nous avons quitté la veille, arrive le premier, vers midi. Il a veillé une partie de la nuit, pour imaginer une solution, en vain: il est tributaire d’un virement hypothétique. Samir suit, il veut partir au plus vite, et pourrait avancer une partie de l’argent du voyage à Tariq et à Afran, qui refusent d’abord. Sur les bancs de marbre de l’entresol, la discussion bat son plein. L’impatience et la peur alternent: partir ou attendre encore? Afran et Tariq penchent pour différer le départ, Samir et Abou Leyla ont tranché, ils partent. Moncef ne sait pas.

Mais par où passer? Trois routes montent vers l’Allemagne. La française, par Ventimille, Nice et Paris; l’autrichienne, via Vérone, Bolzano et le col du Brenner; et la suisse, à travers le Simplon, puis la France ou Zurich. Un Camerounais bénévole à la permanence éclate de rire et fait de grands gestes des bras, les yeux ronds comme des billes: «La Suisse? Impossible! Tu te fais refouler!» Les autres opinent, ce n’est pas une option. La France, avec les manifestations liées à Charlie Hebdo, inquiète. Reste la voie directe, à travers l’Autriche. La décision est prise.

Les places sont réservées sur un train du matin. «Rendez-vous demain à 8 heures 30.» Viendront-ils?

Tous les prénoms sont fictifs

«La Suisse? Impossible!Tu te fais refouler.»Les autres opinent

«Comment élever des enfants? Comment faire des plans d’avenir dans cet enfer?»